Manuel Periáñez___________________________________________________manuelperianez1940@gmail.com |
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La gêne attribuée au bruit, approche anthropologique (article publié dans la revue Diagonal, n°71, avril 1989, pp.38-41) |
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Il
existe un certain malaise qui se perpétue depuis une trentaine d'années
dans le domaine des études et recherches consacrées au bruit. De façon
générale, l'origine de ces recherches étant étroitement liée à l'action
de l’État, le bruit y est d'emblée un ennemi à combattre et il est
facile de trouver des exemples qui surenchérissent en ce qui concerne
ses méfaits, voire ses crimes. Le bruit est ainsi décrit comme
responsable du stress, il rend malade, il rend fou, il pousse au crime,
le bruit peut tuer. Dans cette perspective le bruit dérange toujours et
n’est jamais perçu comme susceptible d'être à l'origine, tout aussi
bien, d'événements sonores agréables. Au fil des ans l'absence de «
résultats » de cette approche néo-behaviouriste a fini par faire
timidement admettre à ses auteurs que les significations du monde
sonore pourraient jouer sans doute un rôle dans la problématique de la
gêne. Cependant cette perspective n'est le plus souvent annoncée que
comme un constat d'échec, Passer à un travail sur les significations,
c'est à dire un travail sur la subjectivité et hypercomplexité des
relations entre les états de l'environnement objectif et les états
d'esprit des gens, équivaudrait à une sorte de trahison
épistémologique. Ce n'est pas un hasard si ce qui gêne tant les tenants
de cette approche se trouve être précisément ce qui fait l'ordinaire du
psychanalyste, de l'ethnologue, de l'écrivain, du poète ou du
plasticien. |
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En
reposant le problème en termes de sens l'entendu, nous ne faisons que
poursuivre une réflexion amorcée dès 1975 grâce au travail que nous
avait commandé le Plan Construction, et portant sur les significations
des bruits en relation avec la gêne (1). Cette recherche avait montré à
l'époque déjà quelques vérités élémentaires, surtout sa thèse centrale
du bruit comme support permettant l'expression projective de
l'insatisfaction, sociale notamment, mais aussi psychosociale et
intrapsychique. Cette démarche permettait de prendre conscience, en
somme, que dans nos sociétés « le bruit » est devenu un fait social
nouveau jouant le rôle du symptôme de diverses insatisfactions qui ne
sont qu'incidemment d'origine acoustique. En 1979, une vérification ce
travail a été effectuée en cherchant, au moyen d'analyses factorielles
des correspondances entre les mesures physiques d'isolation acoustique
entre pavillons mitoyens, le classement par les familles d'une liste de
bruits, et un diagnostic de « bien-être potentiel » sociopsychologique
en dix points de ces familles (appelé BEP). Il s'avéra
qu'indépendamment des mesures acoustiques les familles « à BEP fort »
toléraient mieux les bruits, et qu'elles était surtout capables de leur
affecter des significations subjectives positives (2). Autrement dit,
quant tout va bien dans la vie des gens, les bruits, même forts, ne
sont généralement pas trop mal tolérés; par contre, quand ça va mal, on
est davantage enclin à faire une affaire du moindre bruit car il offre
l'occasion d'extérioriser son malaise général. Ces résultats allaient
tout à fait dans le sens de l'étude précédente, et même les
dépassaient. Bien évidemment, le champ de ces recherches excluait les
zones urbaines « pathologiques », soumises à des très fortes intensités
sonores en permanence. |
1 - Fl. Desbons et M. Periañez, 1975, La signification psychosociologique de la gêne attribuée aux bruits, CEP (réédité CSTB, service des sciences humaines). 2 - Froger, Periañez, Weiller, 1981, La sensibilité spécifique aux bruits de voisinage dans les « pavillons en bande », CSTB., et Périañez, 1981, Testologie du paysage sonore interne, CSTB. |
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Outre
le caractère plastique des significations liées à la gêne, il n'est pas
difficile de montrer, contre le présupposé de l'approche béhavioriste
restreinte, d'une part que les villes ont toujours été bruyantes, sans
doute davantage que les quartiers-dortoir des mégalopoles actuelles qui
sont la scène principale des études de gêne; simplement les bruits des
villes dans les sociétés traditionnelles véhiculaient autre chose que
ceux de nos villes actuelles. |
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D'autre
part l'ethnologie nous apporte des témoignages incontournables sur des
« sociétés froides » où, par exemple, loin de provoquer une altération
quelconque de la qualité du sommeil, le fait que l'on tape toutes les
nuits jusqu'à l'aube sur de grands tambours permet aux autochtones
précisément de dormir bercés en toute quiétude, protégés des mauvais
esprits de la nuit par la démonstration sonore de la puissance de leur
collectivité. Ce simple exemple permettrait de sortir de l'interminable
discussion sur les effets nocifs du bruit au plan purement médical
(très bien connus désormais), et de porter le débat aux plans
socioculturel et psychologique. Ceci n'est possible qu'en passant
résolument d'une approche technocratique, celle de la demande d'un
bruit-bouc émissaire qui fasse diversion sur la scène politique, à une
approche anthropologique basée sur les dynamiques de significations que
véhicule le bruit pour les individus, que ceux-ci s'en plaignent ou non
(sans négliger localement l'importance de la quantité du bruit ni ses
paramètres acoustiques précis). |
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Notre
thèse actuelle est que dans nos sociétés à transformations sociales
rapides, ces significations sonores n'ont plus le temps de se
stabiliser dans des consensus signifiants, ce, d'une part parce que la
société industrielle crée sans cesse des nouveaux bruits, ainsi que des
modalités nouvelles de bruits déjà intégrés; d'autre part parce que le
changement social rapide crée de l'anomie laissant une large place aux
imaginaires individuels, conscients et inconscients. Dans une telle
approche anthropologique il est avant tout nécessaire de se donner les
moyens de comparer les significations que peuvent véhiculer les bruits
dans les sociétés industrielles et ceux des sociétés froides, ou à
histoire lente, telles les sociétés dites primitives et les phases
d'évolution lente de notre civilisation occidentale, et ceci au triple
niveau social, groupal et psychique. Nous pouvons en partie répondre à
ce vaste programme, en puisant à bonne source, chez Lévi-Strauss
principalement en ce qui concerne les significations et les fonctions
symboliques du bruit dans les sociétés sans écriture (3). |
3 - Voir notamment Claude Lévi-Strauss, 1971, Mythologiques 4, l'Homme Nu, Plon, pp. 274, 292, 317. |
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Il
peut paraître surprenant d'interroger un matériel aussi éloigné de la
problématique des nuisances d'environnement dans nos sociétés
industrielles actuelles que celui que recèlent les mythes et légendes,
traditionnels dans toutes les civilisations, et qui de ce fait semblent
précisément constituer un genre auquel notre société est devenue
allergique au point de l'avoir fait disparaître. Notre détour par les
mythes se justifiera cependant aisément si l'on veut bien considérer
l'hypothèse que la société industrielle, qui favorise par sa
sur-bruyance la quête ininterrompue et peu souvent récompensée du sens,
occasionnerait donc la fatigue, la gêne, le stress, tous résultant de
la perte de codifications fantasmatiques et/ou imaginaires anciennes
rendues caduques par cette sur-bruyance même. Codifications dont
témoigneraient par contre encore les légendes, contes et mythes de tous
pays. Par surbruyance nous désignons surtout le nombre de bruits
nouveaux subis quotidiennement plutôt que leur nombre absolu ou leur
intensité en décibels. Ainsi, les sociétés traditionnelles, même très
bruyantes en décibels, auraient été plus supportables de par le faible
nombre, relativement, de bruits quotidiens inattendus auxquels il
fallait inconsciemment trouver une signification. De surcroît ces
significations étaient intégrées souvent depuis des siècles sinon des
millénaires et pouvaient donc être verbalisées et communiquées. |
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Une
agression sonore violente elle-même et ses effets traumatiques, panacée
des technocrates, peut elle-même être parfaitement détournée de ses
effets négatifs par un individu suffisamment motivé. Chez un grand
écrivain moderne, Ernst Jünger, on trouve ainsi un document
exceptionnel, son journal de guerre (4), qui se prête à une lecture
acoustique étonnamment illustrative de nos thèses. |
4 - Ernst Jünger, 1920, Orages d'acier (trad. H. Pla Chr. Bourgois, 1970. |
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Le
problème central serait celui des mécanismes de la prise de sens.
Pourquoi, dans toute la multidimensionnalité des événements perceptifs,
c'est parfois (et parfois seulement) le percept acoustique qui opère
cette prise de sens ? Autrement dit, quelle instance, et/ou quelles
stratégies métapsychologiques interviennent dans l'investissement
acoustique des événements ? Cet investissement qui fait signature dans
la trace mnésique, désormais toujours revécue dans l'après-coup comme
ressortissant du domaine du « bruit » dans le discours conscient des
personnes, qu'elles soient en situation d'interview ou qu'elles
s'expriment spontanément. |
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En lisant l'Iliade
parallèlement à Jünger, on s'aperçoit d'une sonorisation du « scandale
» de la mort du héros. Homère semble indiquer que si le vu est
généralement la preuve tangible de ce que l'on entendait (5), il arrive
que l'inverse soit vrai : le son correspondant est attendu comme preuve
de réalité de ce que l'on voit sans oser, pouvoir, ou vouloir en croire
ses yeux. Ainsi, dans un registre plus pacifiquement proche de nous, on
voit que le vase sur la cheminée, précieux item d'un quelconque roman
familial, est sur le point de tomber, il bascule, il tombe, il se
brise; mais la mini-tragédie domestique n'est consommée, vécue dans le
corps et affectée de son sens que quand sa déflagration initiale a
retenti, quand le carillonnement des éclats a épuisé ses variations et
qu'un silence règne à nouveau, comme premier instant d'une existence
désormais sans vase, attristée ou jubilatoire selon les cas. S'agit-il
d'une simple confirmation attendue consciemment ou d'un moment
d'hallucination négative dans la dénégation de l'événement désagréable,
que le son vient renverser en perception positive ? Beaucoup
d'événements ne sont sans doute acceptés comme ayant réalité que de par
le bruit qu'ils font (ont fait) dans l'après-coup, la « transgression »
dont est porteur l'événement étant en quelque sorte authentifiée par
son bruit. C'est ce qui peut donner son importance particulière au
bruit. |
5 - Homère, 725 avant J.C., Iliade (trad. P. Mazon), Gallimard 1979. |
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C'est
également ce que nous montrent les sociétés froides, primitives ou
traditionnelles, ou en tous cas calmes, (aux significations
stabilisées) : les seules circonstances dans lesquelles les bruits
constituent un événement digne d'être mentionné (perçu, mémorisé et
reproduit dans la communication) sont les occasions où ils sont
particulièrement investis comme signalant de grands désordres qui
mettent en jeu les lois, la morale ou la cosmologie ambiantes; bref ils
sont signe de changement « scandaleux », et ce changement se trouve
porté au devant de la scène sociale par sa sonorisation qui le diffuse
auprès de tous les individus (dans quelque situation, requérant leur
attention immédiate, qu'ils puissent se trouver). |
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Jünger
rassuré par le bruit des explosions quant à la solidité de son abri
indique cependant l'existence de modalités de récupération du sens
primordial du « scandale »: loin de déranger, le bruit de l'agressivité
impuissante à percer des défenses, et faisant donc la preuve de
l'excellence de celles-ci, se mue en véritable bruit-plaisir ! |
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Le
bruit de la fête ne serait-il pas proche de cette utilisation exorciste
du bruit-scandale ? Dans un registre proche, un autre « bénéfice
de gêne » serait constitué par le détournement, ou si l'on préfère la
réappropriation, du bruit non-sens de nos villes surbruyantes, son non
sens même pouvant être utilisé comme écran libérant l'activité
individuelle des association préconscientes, donc, des sens personnels.
Ce détournement transforme dès lors le non-sens en un refuge psychique
strictement individuel et asocial, s'apparentant à un domaine diurne de
rêverie. |
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Il
semble donc que le bruit n'est érigé en tant que tel, par un « raid
perceptif » suivi d'une prise de sens, que dans la mesure où il signe
fondamentalement un changement, le reste du monde sonore étant
efficacement filtré sur le plan sémantique (ce filtrage psychologique,
encore une fois, n'exclut nullement l’atteinte neurophysiologique dé
l'appareil auditif lors de fortes expositions). La « gêne due au bruit
» des technocrates est donc plutôt une gêne du fait que le trop-plein
de bruits masque la détection des changements relevant réellement du
symbolisme de ce marquage sonore inconscient : c'est la gêne de
l'observateur devant le brouillard sonore qui l'empêche percevoir les «
vrais » changements, doublée de la gêne occasionnée par une pléthore de
fausses annonces de changements. |
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Nous
pouvons donc nous inscrire en faux contre l'emploi qui est fait du
terme « bruit » dans les théories de l'information, par des auteurs
comme H. Atlan par exemple, quand ils parlent de « autoformation du
sens par le bruit ». Ici aussi, le bruit est considéré comme insensé
par définition. Ceci nous paraît relever du syllogisme; il ne peut pour
nous exister de percept sans un travail immédiat d'attribut d'un sens,
d'un sens sensé pour le sujet dans un premier temps tout au moins. Les
échanges complexes qui transformeront certains de ces sens en
représentations socialement communicables (le travail du symbolique) ne
peut être court-circuité par une mystérieuse « autoformation ». |
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