Manuel Periáñez___________________________________manuelperianez1940@gmail.com |
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La Blitz-Analyse de Billy Wilder, analyste actif malgré lui |
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(Publié dans la revue Le Coq-Héron, 1988, no109, La vierge des brumes, pp.43-54). |
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Il
y a quelques années la télévision diffusa une émission spéciale que les
américains avaient consacrée à Billy Wilder, le cinéaste du formidable Certains
l'aiment chaud1 et d'un bon nombre de ces
comédies américaines au style désopilant, désormais classique, et décortiqué
par de sérieuses revues et institutions cinéphiliques. L'émission se promenait
sans surprise dans les grands moments de ces comédies, se laissant regarder
distraitement (et par cela sans doute avec autant plus de plaisir, comme quand
on écoute en attention flottante), quand elle fut fâcheusement perturbée par
l'interview d'un vieux monsieur dont le ton exigeait toute l'attention, mais
dont rien ne promettait, dans le contexte de l'émission, qu'il la méritât,
jusqu'à ce que perce enfin à la conscience l'énormité de l'ostracisme dont nous
étions en train de le frapper pour le punir de la disparition de Marilyn &
Co : c’était lui, Billy Wilder ! Je ne sais plus ce qu'il a raconté sur
Hollywood, mais par contre un passage de son interview est resté gravé dans ma
mémoire, et revient depuis régulièrement me hanter. Wilder crut faire ce
soir-là de toute évidence un canular bien dans sa manière en déclarant
sentencieusement qu'il voulait profiter de cette occasion pour livrer son
témoignage personnel sur Sigmund Freud. Il avait, disait-il une révélation à
faire concernant sa rencontre avec Freud à Vienne. Cette révélation pouvait
avoir de la valeur ou pas, ce n'était pas à lui d'en juger, disait-il à peu
près, mais depuis une vingtaine d'années on avait bien vu que la vie de Freud
était passée au peigne fin par tout un tas de gens vachement érudits, qui la
connaissaient désormais à cinq minutes près, et il nous cassa les pieds
longuement et avec gourmandise avant de se décider, en expliquant que Freud,
depuis qu'il l'avait rencontré, était contre toute attente devenu quelqu'un
dont non seulement l'œuvre scientifique, mais aussi la vie privée requéraient
que l’on ne néglige aucun témoignage le concernant, même le sien, qui allait
être bref. On
n'apprend évidemment pas à de vieux singes à faire des grimaces et le vieil
artificier avait bien dosé la frustration préalable de son auditoire avant de
lancer sa bombe : autrefois, lui, Billy Wilder, n'était pas le grand Billy
Wilder de Hollywood que le monde entier croit connaître, mais un pauvre
journaliste inconnu et besogneux, Wilhelm Wilder, gagnant mal sa vie pour un
journal de Vienne (Autriche). Un jour, son rédac-chef l'envoie dare-dare poser
quelques questions au Professeur Sigmund Freud. Wilder ne se souvenait plus
quelles questions paraissaient si urgentes à son journal qu’il les posât à
Freud toutes affaires cessantes, et ce n’est sans doute pas indifférent à la
suite de notre démonstration. Mais il se souvenait par contre avec une acuité
particulière, et c'était là le vif du sujet de son témoignage, qu'il sonna chez
Freud alors que celui-ci était à table, ce qu'il prit fort mal. Wilder donna sa
carte de visite, mentionnant sa qualité de journaliste, à une domestique dont
le léger émoi aurait dû le prévenir de la suite inévitable des événements. Il
attendit, sur le palier, fort longtemps à ce qu'il lui sembla jusqu'à ce qu'un
Freud visiblement irrité, serviette autour du cou, mastiquant bruyamment, et
tenant la carte de visite à la main comme une pièce à conviction, rouvrit
brusquement sa porte et lança: — Sind Sie Herr Wilder !? — Jawohl, Herr Professor,
fit Wilder. —
Vous êtes bien journaliste ? —
Mais oui, Herr Professor Et
alors, tel un Moïse foudroyant la « racaille incapable de fidélité à
ses convictions qui ne sait ni attendre, ni croire, mais pousse des cris
d'allégresse dès que l'idole illusoire lui est rendue »2 , Freud brama: —
J'ai HORREUR de tous les journalistes !, et il lui claqua violemment la porte
au nez. —
So that was my statement about Freud, conclut cinquante ans plus tard
l'ex-Wilhelm, se régalant visiblement de la bonne blague faite aux freudologues
de tout poil qui effectivement méritent bien qu’on se moque d'eux de temps en
temps. Mais.
Mais je crois avoir compris ce qui m'a travaillé depuis, c'est qu'il se
pourrait bien que ce témoignage doive être pris assez au sérieux. Car, pour un
maître du rire comme Wilder, la blague était plutôt faible, ce qui fait
soupçonner qu'il y a anguille sous roche. Si Wilder avec cette histoire me
laissa plutôt intrigué c'était sans doute parce qu’il livrait avec son statement
bel et bien la relation de son analyse avec Freud, pudiquement camouflée
sous les apparences de la dérision. Plus précisément il semble avoir livré le
compte-rendu d'une analyse-éclair mutuelle entre Freud et le Wilder d'alors
(celui d'une Blitz-Analyse, comme
l'appela instantanément Pierre Sabourin quand je lui racontai ça, sûrement pas
pour rien juste en face d'un cinéma spécialisé depuis de longues années dans
les comédies américaines). On n'ose croire à la découverte d'un nouveau patient
de Freud, qui de même qu'il existe un Soldat Inconnu (« Il était allemand » disaient les
surréalistes), serait en quelque sorte le premier patient inconnu (à la fois de
nous et de Freud, mais moins de Wilder lui-même puisqu'il a témoigné). Pourtant
si on se livre à l’exercice, même sans le mener ici à son terme, de prendre ce
témoignage à la lettre et d'examiner brièvement le cas Wilder, on est troublé
de constater que, par la suite, cette intervention sauvage de Freud, sur
quelqu'un dont la sauvagerie majorée s'inscrivait dans le patronyme (wild =
sauvage; wilder = encore plus sauvage), a produit des effets remarquables,
autant sinon plus qu’une « vraie » analyse (autant qu'une full-blown
analysis, aurait dit Winnicott qui était pour l'intervention minimale en
toute circonstance et qui d'ailleurs un jour avait flanqué à la porte un jeune
patient trop énervant). Laissons provisoirement de côté la vaste question de
savoir si ces effets paraissent souhaitables, et constatons déjà qu'ils sont
remarquables. D'abord,
cette scène burlesque parait avoir orienté décisivement le destin du
patient-éclair vers la comédie à gags, et on retrouve dans les comédies de
Billy Wilder, de façon chronologiquement croissante à ce qu'il me semble,
beaucoup de Freud. On y retrouve finalement même un personnage, dans Certains
l'aiment chaud, qui pour séduire Marilyn se prétendra frappé d'une
inappétence sexuelle que même son traitement chez le Professeur Freud à Vienne
ne pût guérir. Qu'ensuite Marilyn triomphe là où Freud échoue pourrait
constituer un aveu de la déception du jeune Wilhem éconduit comme journaliste
et sans doute frustré de ne pas s'être présenté comme le patient qu'il se
sentait confusément être, comme l'atteste son amnésie quant au côté
journalistique de cette affaire. Wilder sans doute portait à son insu une
demande réelle, et partait donc d'un mouvement transférentiel vers Freud, sinon
même d'un transfert préalable sur un Freud-Idéal. En
second lieu, la mutuelle identification projective croisée à I’agresseur3 des deux protagonistes de cette Blitz-Analyse ne peut avoir manqué
d'avoir eu des effets côté Freud, où ils me paraissent attestés par la
sauvagerie inhabituelle de sa conduite consécutive à l'interruption de son
repas par un journaliste-sauvage; ces effets cependant n'ont jamais fait chez
Freud l'objet d'une perlaboration aussi soigneuse ni d'un témoignage aussi
précis que côté Wilder. Ce que Freud a bien pu transférer quant à lui n'est
donc pas évident, mais on peut toujours, tombant complaisamment dans le piège
freudophilique tendu par ce satané Billy, y aller de quelques suppositions
(Freud, d'ailleurs, ne s'en est jamais privé) et penser que le principal
bénéfice de l'opération, côté Freud, se trouve dans l'acte de claquer la porte
AU NEZ d'un Wilhelm Sauvage, vous voyez à qui je pense. Ce
règlement de comptes avec Fliess a été instantanément intégré par Wilder (ce
qui témoigne d'une communication d'inconscient à inconscient frisant « l'occulte »
de la part de quelqu'un ignorant totalement les démêlés Freud-Fliess, puisqu'il
abandonna le prénom Wilhelm et s'appela dans sa nouvelle existence
post-traumatique -et cinématographique d'un prénom d'enfant américain (Billy),
symptômal des effets de la cure chez beaucoup d'ex-patients, vécus comme
ouvrant sur une néo-enfance. Notons encore que ce prénom, choisi par le Blitz-Pazient
de Freud après que le Professeur, lui ayant fait l'honneur, rarissime, de lui
atomiser l'identité par l'expression de son horreur suivie du coup de porte au
nez, témoigne d'un désir inconscient chez Wilder de régler lui aussi des comptes,
puisque dans Billy il y a bill,
addition. Coté
Freud on ne peut aller guère plus avant, semble-t-il, sans connaître le jour de
la semaine où Freud fut dérangé dans son repas, ce qui nous fournirait déjà des
éléments contextuels puisque les menus freudiens étaient réglés
hebdomadairement. La date exacte ne serait pas inutile non plus, dans la mesure
où elle nous permettrait d'évaluer à partir de quelles ruminations sur les
problèmes théoriques ou pratiques du moment Freud a trouvé chez son importun
providentiel un support pour une Blitz-tranche anti-Fliess. Renseignements
pris dans un bouquin sur Wilder4, il s'avère
que celui-ci a d'abord eu la sagesse de rater ses études à l'université de
Vienne où sa famille d'origine polonaise s'était établie en 1924. Il se
prénommait d'ailleurs Samuel, mais ça ne fait rien : Billy est bien le
diminutif de William, et donc de deux choses l'une, ou bien il ne s'est
présenté chez Freud qu'après s'être fait appeler Wilhelm, ou bien, et ce serait
encore plus beau, après le Blitz freudien il se serait senti sur l'heure
devenir un Wilhelm ! Il a travaillé ensuite au journal Die Stunde, et
s'est rapidement fait apprécier pour la qualité de ses interviews, il resta à
Vienne jusqu'en 1926, année où il partit pour Berlin, peut-être après sa
collision avec Freud, et il s'y fit un nom comme un excellent reporter
d'affaires criminelles. Il fuit le nazisme dès 1933 et collabora, à Paris, à
plusieurs films; dès 1934 il arriva à Hollywood et y commença sa brillante
carrière. Il sera le scénariste de Lubitsch pour La huitième femme de
Barbe-Bleue et Ninotchka, également celui de Sunset Boulevard,
et il mettra en scène lui-même notamment La Garçonnière, Irma-la-douce, La
Scandaleuse de Berlin, La vie privée de Sherlock Holmes... En
1963 dans Irma-la-douce on retrouve une version plus incisive de la
scène « freudienne » de Some like it hot, quand Irma, vexée
professionnellement en tant que putain d'être payée royalement pour seulement
jouer aux cartes (par un prétendu « Lord X », qui doit sous peu se
rendre à Zurich consulter « un grand spécialiste » — Jung — au sujet
de son impuissance), révolutionne le cadre en quittant le lit habituel pour un
fauteuil et refait, en un éclair elle aussi, le trajet historique allant du
magnétisme animal à la talking-cure,
pour revenir à la sexologie. On peut se demander si cette scène figurait dans
le roman original de Beffort, et si non, à quelle Irma Wilder pensait au juste.
Le
premier personnage de vrai psychanalyste dans ses films semble cependant être
celui, très sarcastique, dans The Seven-Year Itch, qui vient voir son
éditeur en profitant des trois quarts d'heure de liberté que vient de lui
offrir un patient qui a préféré sauter par la fenêtre plutôt que de s'allonger
sur le divan (quand ce n'est pas la porte, c'est une histoire de fenêtre...).
Mais c'est l'auteur qui s'allongera pour raconter ses tourments estivaux, car
resté travailler pendant que sa femme et son gosse sont à la plage, ça le met
dans tous ses états d'avoir pour voisine du dessus Marilyn Monroe, chose qu'il
découvre quand celle-ci manque de le tuer en laissant tomber un pot de fleurs
sur le transat qu'il venait juste de quitter. Y aurait-il eu, chez Wilder, une
poursuite de l'analyse-éclair avec Freud par l'élaboration d'une équation
Marilyn = Freud ? Explorons, sans faiblir, plus avant. Dans
ce film, la complaisance de Wilder, à l'époque d'ailleurs encore libératrice,
envers une activité psychique aussi coupable aux yeux de la puritaine Amérique
que les rêveries érotiques conscientes et le wishfull thinking dont il met en images quelques échantillons
savoureux dans ce dernier film, trahit sa curiosité maintenue envers l'univers
de la psychanalyse et laisse à penser qu'il fut peut-être un analyste contrarié
(au sens où on parle de gaucher contrarié). Il semble avoir également été
fasciné par la neutralité de l'analyste, qu'il se complaît dans ses films à
pousser dans ses derniers retranchements au plan moral : ainsi l'analyste
entendant l'éditeur parler de son désir d'assassiner quelqu'un, alors qu'il
venait de parler de son impossibilité de tromper sa femme avec Marilyn,
s'exclame (je cite de mémoire) : « Je vous le déconseille
formellement ! Si vous n’êtes même pas capable de mener à bien un simple
adultère, vous n'avez pas la moindre chance de réussir quelque chose d'aussi
complexe qu'un homicide ! » Dans
un de ses derniers films, The Front Page, de 1974, que l'on a pu voir
récemment rue Champollion (lieu propice aux exercices de résolution d'énigmes),
Wilder nous montre encore un ridicule praticien freudien venant de Vienne et
névrosé à souhait, dont l'intervention catastrophique auprès d'un condamné à
mort à la veille de sa pendaison aura pour résultat, tout bien considéré, le
déblocage final de toute l'intrigue et même son relatif happy-end puisque le
« terroriste », très Woody Allen, qui devait être pendu pour des
raisons électorales et d'avancement de carrière du Shérif et du Maire, finira
libre et marié à la putain au grand cœur qui s'était défenestrée (décidément...
) pour détourner l'attention de ses poursuivants. Mais allez donc voir le film,
ce sera plus simple. L'analyste
dans les films de Wilder semblerait donc être un personnage qui, aussi étrange
que soit son apparition, son aspect, son comportement, son intervention et les
effets immédiats de celle-ci, se révèle tout à fait décisif. Et là, il n'est
pas loin, me semble-t-il, de dire vrai. Or, il va de soi que cette image de
l'analyste wildérien, qui fait en quelques minutes tout le contraire de ce
qu'un analyste est censé faire dans l'image d'Épinal du parfait analyste BCBG,
mais qui, lui (ou elle), réussit, trouva son prototype dans sa très brève
expérience auprès de Freud. Et nous pouvons en inférer que pour Wilder, Freud a
réussi quelque chose, et aussi qu'il en est resté passionné, et que c'est là
justement le lieu de son ambivalence, d'avoir été traité en exception et
« réussi » alors qu'il aurait pu, en payant du prix normal du « ratage »
de l’analyse courant chez les analystes, devenir analyste lui aussi comme sa
composante voyeuriste le réclamait. Indécidable et interminable supposition en
termes de « Si ? », dans laquelle on n'échappe pas à
l'impression que les sarcasmes devant des psychanalystes ridicules sont chez
Wilder de la jubilation d'avoir échappé, grâce à Freud, à ce lamentable destin,
mais où l'hommage, peut-être involontaire, que constitue dans ces films le rôle
finalement positif de ces grotesques personnages témoignerait de la
reconnaissance de Wilder envers l'étrange intervention de Freud qui lui permit
de devenir Billy Wilder. Au
plan manifeste l'essentiel de ce que nous savons du trajet et de l'apparent
fonctionnement de cette Blitz-Analyse
mutuelle est cependant que, l’émission cinquante ans plus tard en fait foi, il
n'y a pas eu de « pardon final », mais une volonté farouche de
vengeance côté Wilder. Ainsi, tout en obéissant à Freud, en cessant d'être
journaliste et de s'appeler Wilhelm, Billy Wilder semble s'être appliqué à
exorciser, comédie après comédie, le coup de la porte en raccourcissant sa
distance à Freud à chaque scénario jusqu'à son triomphe sur Freud dans Certains
l'aiment chaud, un titre d'ailleurs qui dit assez combien Wilder a vécu sa
vie durant sous le signe du repas de Freud en train de refroidir par sa faute,
aux yeux de celui-ci, alors même qu'il ne faisait que son devoir aux yeux de
son rédac-chef : double lien pathogène ayant produit un traumatisme d'assez
belle allure. Ce serait alors le non-dit de ce trauma (effet technique
inévitable dans la Blitz-Analyse) qui
sans cesse tentera de se métaboliser chez Wilder en images, sons et mouvements,
bref par du cinéma. Il y a d'ailleurs fort à parier que la nouvelle identité de
cinéaste de Wilder aurait encore davantage que celle de journaliste horrifié
Freud, lui qui probablement n'est jamais allé au cinéma de sa vie. Le Gesamtregister
de ses œuvres complètes ne contient en effet pas la moindre allusion au
Septième Art. Freud devait tenir le cinématographe pour une complaisante
hallucination de masse encore plus grave que la musique, qui elle au moins,
cantonnée dans le sonore, ne menace que la répression des affects mais ne
propose pas des Vorstellungen-Repräsentanzen (vous traduisez ça comment,
vous ?) tendant à prendre à revers même l'épreuve de réalité. A
ce propos, on pourrait comparer les sorts respectifs de Wilder, blitzé sur le
palier, et de Mahler, trop longuement entrevu une après-midi entière à Leyde
pendant les vacances de Freud en Hollande. Le premier, pauvre, inconnu,
solitaire et jeune, deviendra riche, célèbre, couvert de femmes et vivra nonagénaire5 ; l’autre, compositeur renommé et sans doute
pour cela traité avec trop de considération par Freud qui ne se permit pas de Blitz
lors de leur entretien fin août 1910, mourra très rapidement dès 1911 d'une
forme complexe de désespoir conjugal. Ce n'est pas faute d'avoir essayé, car
Freud, au cours de cette séance, excédé par la confession par Gustav de sa chasteté
totale envers la délicieuse Alma, s'exclama bien « Mais comment un
homme qui se comporte comme vous le faites a-t-il osé demander à une jeune
femme de lui être attachée ? »6,
ce qui venant de la part de l'auteur de la théorie de la Sublimation peut aussi
s'entendre comme un « j'ai horreur de tous les compositeurs ». Mais
mahlereusement, en 1910 la Blitztechnik n'était pas au point, Sigmund y
mit des formes et l'effet d'éclair fut perdu. Pas pour tout le monde, peut-être,
car Alma, elle, bien qu’absente, entendit manifestement Freud et entama son
bien connu cursus de formidable croqueuse de génies, évidemment pour vérifier
la théorie de la Sublimation; cursus cependant au tableau de chasse duquel
Freud lui-même manque – pourquoi ? Le sûr instinct de fanatiques
chasseresses de grands sublimateurs comme le furent Alma, Lou Salomé et autres
Muses, ne pourrait mentir, donc l'évidence s'impose : Freud ne sublimait pas
tant que ça ! Mais laissons cela pour une autre fois. De
la comparaison Mahler-Wilder découlent quelques premières remarques
élémentaires sur le cadre et les limites de la Blitz-Analyse : elle doit impérativement être inopinée; elle doit
avoir lieu impromptu en dérangeant énormément l'analyste et celui-ci doit
présenter son intervention unique comme un bref verdict valant fin de
non-recevoir existentiel; elle semble indiquée aux patients jeunes et en
situation sociale passant pour pitoyable et contre-indiquée aux vieux et aux
compositeurs ayant réussi et sans doute de façon plus générale à tous ceux déjà
fermement engagés dans la réalisation de leurs potentialités personnelles7. Quoique
la technique de la Blitz-Analyse puisse paraître sommaire, pour ne pas
dire primitive, remarquons cependant la maestria créatrice de Freud lors de son
invention, et l'efficacité de la porte, ici bien supérieure au divan, et faisons
une critique inédite aux « séances courtes » des lacaniens tant
décriées : elles seraient, tant qu'à faire, encore trop longues, et ce que
nous enseigne Freud ici une nouvelle fois c’est qu'il vaut mieux une
analyse-éclair, sur le palier, gratuite, où seul l'analyste parle et uniquement
pour clamer son contre-transfert avant de disparaître à jamais de l'existence
de son patient plutôt qu'une analyse estropiée par sa timidité technique, sa
longueur et son silence abusifs. Contrairement à ce qui se passe dans une
psychanalyse gonflée à bloc (full-blown),
où, pour suivre une remarque technique importante de Conrad Stein, le terme de
contretransfert paraît particulièrement mal choisi puisqu'il ne correspond
qu'au transfert de l'analyste sur le patient, dans la Blitz-Analyse au
contraire on peut enfin voir à l'œuvre un vrai contretransfert méritant tout à
fait son nom. Il s'agit même d'un contretransfert préventif paradoxal, en somme
presque d'une attaque surprise, comme le raid des japonais sur Pearl Harbour. Vue
sous cet angle, cette version éclair de la technique active, quoique
caricaturale, n'est pas sans proximités avec l'oracle de Delphes (dire
sybillinement à quelqu'un une unique fois « sa vérité ») ni
avec certaines passes curatives des chamans. Le point technique essentiel
réside ici, à mon humble avis, dans un dosage hautain de la vulgarité ; en
effet combien d'algarades, savons et engueulades se perdent en vain sans
produire les effets d'une Blitz-Analyse ! Le blitz-analyste ne doit
donc jamais perdre de vue que la « vérité » ne doit être infligée au
patient qu’une fois, en une seule décharge, ce qui est exactement le contraire
de dire à quelqu'un ses quatre vérités, comme une concierge ou un
chauffeur de taxi. Examinée
diachroniquement seconde par seconde, la Blitz-Analyse
semble tirer son efficace, incontestable dans ce seul cas clinique connu, de la
« sidération et lumière » éprouvée par le sujet blitzé d’à la fois se
reconnaître en position de patient devant quelqu'un qu'on venait voir plutôt en
position d’analyste et qui vous inflige, à première vue, une interprétation
sauvage exhaustive sur le bien-fondé de votre être-au-monde, et cela, et c'est
ça qui est gratiné, au prix de l’aveu ipso facto par l'analyste du
caractère foncièrement démiurgique de son personnage, immédiatement suivi de la
prise de conscience que cet aveu est aussi celui de son impuissance face à un
patient impossible (un truc à la Searles, quoi). Ce mélange instable explose
alors en un Big Bang remettant les pendules narcissiques à l'heure de toutes
les origines qui rend au « patient » ainsi néantisé toutes ses
chances de refaire sa vie lui-même comme un grand. La technique de la Blitz-Analyse
se présente donc, à travers la destruction initiale du patient, comme une
exceptionnelle marque de confiance de la part de l'analyste dans les capacités
de résurrection/insurrection d'un patient reconnu d'emblée comme Phénix8 et par ce biais participant de la divinité de
son analyste et bénéficiant à ce titre (mais j'avoue ici ne plus être
totalement certain de ce que j’avance) d'un apport de narcissisme originaire
sur le mode fission/fusion/fission. Les météorologues en effet prétendent que,
lors d'un orage, un seul éclair dégage autant d'énergie qu'une bombe
thermonucléaire. On ne saurait donc trop déconseiller aux jeunes psychanalystes
débutants d'employer d'emblée cette méthode, encore très expérimentale, que
Freud lui-même ne semble avoir osé qu'en une circonstance unique, à son insu ou
même par inadvertance, et se croyant hors toute situation psychanalytique car
sinon ç'aurait été à ses propres yeux un « passage à l'acte » de sa
part. Ceci
peut nous ouvrir une autre piste, car on sait combien il reprochait à Sándor
Ferenczi ses innovations techniques audacieuses, les techniques actives et
surtout la Küsstechnik, le célèbre
bisou sur le pas de la porte9, et il est peut-être permis de voir dans la
jalousie sectorielle de Freud envers Ferenczi (qui, en position d'enfant
terrible et non de thuriféraire, pouvait à bien des égards mieux que lui
continuer l'aventure de la psychanalyse) la source de la technique Jupitérienne
atomisante. Nous serions donc ici en présence de l'unique fois connue où Freud
se serait pris pour un Ferenczi tel que sans doute il le fantasmait les jours
de mauvaise humeur, et un autre des bénéfices de cette affaire pour Freud
aurait donc été de transformer Ferenczi en un personnage épouvantable,
patriarcal et fulminant, bref en quelqu'un qui un jour soit capable de présider
l'IPA et se retrouve condamné à ne faire que ça au lieu d'innover sans cesse au
cœur même de la psychanalyse. Transformation imaginaire par Freud du personnage
de Ferenczi effectuée, coup magistral, en allant beaucoup trop loin dans la
technique active par rapport à son élève enfin accepté, quant à la clinique et
le temps d'un éclair, comme maître. On sait, depuis peu10, les reproches que Ferenczi faisait à Freud
concernant son analyse, qu'il estimait non-terminée, surtout en ce qui concerne
le transfert négatif, et on notera le parallèle possible avec le cas Wilder et
son effet final d'ambivalence que nous avons joué à reconstruire plus haut.
Ceci montre bien le caractère mutuel de la Blitz-Analyse, puisque si Freud a pu
se prendre pour une caricature de Ferenczi, il a ce faisant spéculairement originé
un cinéaste qui présentait, caricaturalement lui aussi, des réactions
transférentielles semblables à celle de Ferenczi. Comme
on ne se contre-identifie pas à Ferenczi impunément, Freud aboutit au grand
succès thérapeutique, un de ses rares d'ailleurs, que constitue le fait d'avoir
changé le vil plomb du journalisme de chien écrasé en l'or pur du cinéma des
comédies américaines de grande époque. Ferenczi,
donc. Comme toujours avec lui dans cette affaire la féminité bannie est en fait
toute proche malgré les apparences tonnantes et se révélera décisive. Car il
faut également faire une place à la mastication bruyante de Freud, insulte au
plan manifeste. Tout ceci se déroulait à une époque où Claude Lévi-Strauss
n'avait encore rien écrit, et Freud n'ayant forcément pas lu L'origine des
manières de table, il ne se doutait pas de la portée inconsciente sur sa
victime-patient du fait qu’il ait pris, pour résumer, rien moins que l'attitude
de défi déférent des invités à la table des divinités puissantes habitant le
ciel : « Ceux
des Indiens des Plaines qui racontent l'histoire de la dispute des astres
prescrivent la mastication bruyante à la table du Soleil, maître du feu céleste
et destructeur. En fin de compte, si la visiteuse du peuple céleste doit faire
la preuve de sa vigueur et mastiquer bruyamment c'est au titre d'ambassadrice
de l'espèce humaine, et pour démontrer a ces cannibales qu’elle les vaut »11. On
comprend mieux la brillante carrière du nouveau Wilder métamorphosé par la vis
comica freudienne involontaire de journaliste-cannibale (ah, l'avidité
orale, le pouvoir de la presse !) en être humain à part entière mais
devant comme tous les analysés aller voir ailleurs. Et on trouve donc bien
Freud dans un rôle proche de la Marilyn-au-pot-de-fleurs commettant une bévue
domestique lourde de conséquences, mais en ultime instance bénéfique. Il faut
donc d'urgence revoir les films de Wilder d'un tout autre regard, sans jamais
rire, et en se posant à chaque plan la question s'il ne s'agit pas là d'un
travestissement du Blitz-Freud auquel lui seul a eu droit. Retour
donc rue Champollion. Tout le monde se souvient de Marilyn en fille de pasteur
chantant My heart belongs to daddy, dans Le milliardaire de
George Cukor. Ce coup semble inspiré évidemment par Billy. Pour coexister avec
le versant haineux de son ambivalence consécutive au non-dit traumatogène du
Blitz, Wilder insuffla probablement à tout Hollywood la vogue américaine du
cinéma-psy des années 40-60. Ce lent encerclement en réponse au claquage de la
porte de Freud paraît donc témoigner de la longue perlaboration
(pearlharbouration ?) dont il a eu besoin pour, dans la scène centrale de Certains
l'aiment chaud, oser enfin revenir lui-même et en cinéaste victorieux cette
fois sur le lieu de son blitzage et passer le palier et la porte de Freud pour
porter une dérision vengeresse jusque sur son divan. L'inversion
des rôles, propre au comique, utilisée inconsciemment par Freud en traitant son
lamentable enquiquineur comme on traite couramment les puissances destructrices
célestes, ainsi qu’en prenant, comme Ferenczi, un rôle enfin féminin pour une
fois (lui qui se plaignait d'être mauvais au plan technique par son incapacité
à être une mère) a de toute évidence donné des ailes à Wilder et l'a propulsé,
conformément à l'analyse structurale des mythes, outre Atlantique vers une
guerre des Stars qu'à l'époque il ne
pouvait trouver qu'à Hollywood. A cet égard (mais n'allez pas croire que je
donne dans la freudologie'), j'aimerais connaître l'orientation géographique
exacte de la porte claquée par Freud, l'impulsion symbolique qu’elle a donnée
au Blitz-Pazient pouvant être du genre « Go West, young
man ! » si d'aventure la porte se claque de l'Orient vers
l'Occident, ce qui aurait contribué à envoyer Wilder anagogiquement, donc
vraiment, du coté justement des Indiens des Plaines. Reste
encore à expliquer (enfin, expliquer...) pourquoi dans son chef d'œuvre valant
revanche triomphale sur son blitz-analyste de palier, la chute finale est le
célèbre « well, nobody is perfect »
(proféré par un multimilliardaire archi-blasé pour couper court aux objections,
basées sur le destin de l'anatomie, d'une fiancée qui pourtant venait de
révéler qu’elle n'était qu'un homme travesti !). On pourra lire dans cette
phrase ailée, côté Wilder, la version euphémisée de quelque obscénité bien
sentie qu'il aurait aimé avoir eu le temps de lancer à Freud. Sur un plan plus
psychanalytique, on peut y voir un chassé-croisé cocasse des composantes
homosexuelles en jeu chez Freud et Wilder. Mais plus avant sans doute peut-on
aussi y voir sa résignation incrédule et hilarée quant au scellement-éclair du
couple thérapeutique qu'il se savait désormais former avec lui: Wilder serait
en somme ressorti de la Berggasse animé pour la vie d’un rire qui visait avant
tout à détruire la confiscation de son existence par Freud. Et,
côté Freud, peut-être peut-on voir dans le fameux « nobody is perfect » sa conclusion concernant toutes ses
expériences avec les hommes (Jakob, Hannibal, Silberstein, Brücke, Charcot,
Fliess, Ferenczi, Jung, Hitler, Jones, etc.) ou avec les femmes (Amalia,
Monika, Gisela, Martha, Irma, Katarina, Minna, Anna, Gradiva, etc.). Quelqu'un
qui est a l’origine du concept de la Blitz-Analyse.
qui relit ce papier et qui commence à le trouver trop Iong me demande qui sont
ce Silberstein et cette Monika que personne ne connaît. Monika, c'est la
« Nannie », la nourrice de
Freud, et elle a bien droit à son vrai prénom d'autant plus qu’il s'agit d'une
voisine de palier, de ce palier dont nous avons vu qu'il est le lieu privilégié
de la technique éclair, coïncidence troublante là-aussi. Quant à Silberstein,
tout bien pesé il ne semble être là que parce qu'il s'agissait de ce camarade
de Gymnasium en compagnie duquel
Freud avait en cachette appris le castillan, et ce, performance que je lui
envie, directement à sa plus haute source, Cervantès (on voit, en passant,
combien une certaine freudologie est facilement narcissique : on se fabrique
tous des Freud-presque-Moi, et, oserai-je opiner, il n'est pas toujours certain
que Freud y gagne). Freud a plus tard reproché à Silberstein d'avoir mal tourné
et d'être devenu banquier : trahison sans doute à leur pacte de jeunesse scellé
sur le Quichotte, mais étonnant refus de Freud de reconnaître chez le banquier
Silberstein une fidélité honorable au rôle de Sancho, puisqu'il s'était pris,
lui le plus beau des deux. Que les jeunes Silberstein et Freud aient fondé une Academia Castellana en secret de leurs
parents est probablement une donnée extrêmement importante et mal exploitée par
les freudologues, et qui semble agir quelque chose d'un roman familial visant à
liquider, avec leurs origines réelles, également leur appartenance
socioculturelle. N'est-on pas en droit de le supposer, là où leur lecture du
Quichotte n'est pas de celles, à la Marthe Robert, établissant la contribution
de Cervantès à la culture occidentale, mais bien une lecture faisant révérence
aux particularismes castillans par leur travail dans le texte et dans la langue
? Le symbole que constitue, dans le cas de Freud, l'intérêt porté au plus
célèbre « fou » de la littérature et à son compagnonnage par un
prétendu « sage », a été souvent signalé : un couple devançant le
couple analytique d'autant plus que Don Quichotte, à la fin recouvre la raison,
retrouve le true self de son identité
banale — Alonso Quijano — et puis meurt dans son lit, désespéré d’avoir guéri de
son splendide délire. Mais
en quoi donc sa culture d'appartenance faisait-elle souffrir le Gymnasiaste
Freud Sigmund ? Il est à parier que cette culture trouvait à s'incarner en
quelque chose dont l'Espagne constitua pour lui un antidote, quelque chose qui
tourne trop en rond tout en étant trop sucré, trop lourd, trop léger, trop
ridicule et trop hypocrite par rapport à la scène primitive que ça représente :
la Valse Viennoise, cette horreur ! Cette hypothèse paraîtra moins tirée par
les cheveux en prenant connaissance d'un fait singulier. Il faut savoir, en
effet, que le Gymnasium de Freud,
qu'il prenait très au sérieux, deménagea au 2 Sperlgasse, sur le site du
« Sperl », la salle de bal rendue fameuse par Johann Strauss. On
l'appela par la suite communément le Sperlgymnasium12. Vous voyez le tableau. C'est un peu comme si
Freud avait été parisien, élève studieux à Fénelon ou Henri IV, et que son
lycée ayant déménagé sur l'emplacement de l'ancien Moulin Rouge, désormais
celui-ci se fût appelé « le lycée du French Cancan ». Sperlgymnasium c'est un coup à donner des
idées freudiennes à quelqu'un, surtout à un âge où on se bat pour sublimer sa
libido flottante et ne pas la perdre dans de rêveuses tournoyances du désir,
socialement exhibé par ceux-là même qui en interdisent l'expression infantile.
Cela peut aussi, d'une folie l'autre et rebelote, faire fuir cette mièvre
hystérie tournoyante à flons-flons pour lui préférer l’érotomanie mal sublimée
du Quichotte qui va tout droit, bille en tête, et sans petites musiques (mais
que sa Triste Figure n'empêchera pas d'être fort bavard). Si
je ne conteste pas le moins du monde que l'axe Vienne-Budapest ait été
irremplaçable et décisif dans l'avènement de la pensée de Freud et de
l'histoire de la psychanalyse, il me semble parfois qu'on n'a peut-être pas
porté une attention suffisante aux rêves d'évasion de Freud vers ces identités
imaginaires. Celle de Quichotte resurgira bien plus tard quand il se décrira
comme Conquistador des Terres de l'Inconscient, et l'on pourrait appeler ça
chez lui son axe ibéro-amazonien. Rappelons également que Freud prit plaisir à
écrire en castillan à Lopez-Ballesteros pour le féliciter pour « la
correctísima interpretación de mi pensamiento » (l'interprétation
superlativement correcte de ma pensée) dans sa traduction de ses Oeuvres
Complètes, dès 1923. Quand on parcourt cette première version espagnole de ses
œuvres, on est frappé de voir combien Freud lui-même faisait peu de cas des
distinguos de traduction hypersubtils dans lesquels certains s'épuisent de nos
jours. En particulier, et sauf fantasme de ma part, le terme de psychoanalitiker
était à l'époque rendu par Ballesteros par un espagnolissime psicoanalizador,
qui de toute évidence convenait parfaitement au conquistador Freud.
Significativement, l'édition de nos jours est passée banalement au gallicisme psicoanalista.
Mais
il n'y avait pas, pour l'évasion, que de l'Espagne à l'horizon de Freud; a y a
aussi son projet éphémère d'émigration vers l'Australie qui, passé à l'acte,
aurait peut-être été à l'origine d'un édifice théorique différent par la
découverte, qu'il n’aurait pas manqué de faire, de la marsupialité humaine
(seulement connue des lecteurs du Coq-Héron), là ou Róheim n'a rien vu parce
qu'il était parti, aux frais de la princesse, pour prouver les idées de Freud
au lieu d'en avoir lui-même (chose que Georges Devereux disait mais n’osait pas
écrire par quelque piété filiale mal placée). De même encore pour son envie, un
moment caressée, de vivre à Manchester chez son frère pour échapper à
l'existence viennoise : un Freud britannique de bonne heure, travaillant tous
les jours à la bibliothèque du British Museum, plus tard formant Winnicott...
quelle révolution. Ou pas, car Winnicott n'avait besoin de personne, avec son
objet transitionnel, et il semble avoir retrouvé tout seul une filiation plutôt
ferenczienne. Au
titre de ces rêveries d'évasion de Freud (de son « cinéma »),
l'absence de rêveries françaises, mis à part Masséna et... Adolphe Thiers,
pourrait justement constituer un indice chez Freud d'un désir secret de la
francité chère à Michel Tournier. Freud ne se serait permis, à travers ces
évasions d'enfance, que des identifications ethniques « faciles »,
repérables par des mythologies nationales bien hautes en couleur, celles du
taureau et de la corne, du kangourou et sa poche ou de la casquette à oreilles
de Sherlock Holmes13, et cela pour faire pièce
au folklore viennois du même tonneau mais peut-être aussi pour mieux refouler
la séduction sur lui exercée par la France. Ce qui, pour terminer la digression,
pose la question « mais quel français Freud parlait-il. » Sait-on
jamais. L'important est de ne jamais faire ni de la freudologie, ni du
freudofrançais, puisque son adhésion enthousiaste à sa propre image hispanisée
que lui renvoya Ballesteros permet de penser que le français de Charcot, par
exemple, eût habillé ses Vorstellungen d'une francité lui convenant tout
aussi bien. Notez que là, Freud, traducteur de Charcot en Allemand, donne
implicitement sa solution personnelle à tous les problèmes de traduction :
quand c'était suffisamment important, lui, il apprenait la langue ! Tout
comme son congénère Miguel de Unamuno, désirant lire Kierkegaard dans le texte,
se fendit d'apprendre le Danois ! Alors que nous, terrifiés par les
quelques malheureuses déclinaisons de l'Allemand autant que si c'était du
japonais, pour lire Freud, au lieu d'acheter ses Gesammelte Werke, on hésite entre trente-six traductions ! Pour
en finir avec la Blitz-Analyse (qui menace de devenir interminable),
tirons comme leçon qu’elle mène à des régions voisines de l'intuition du Sack
Mehl de Ferenczi (le sac de farine informe et acceptant tout auquel
ressemble la personnalité du traumatisé)14.
Intuition à laquelle ne pourra à son tour parvenir, des deux protagonistes de
cette Blitz-Analyse, que le Blitz-patient devenu cinéaste, puisque son nobody is perfect s'appliquera, un
demi-siècle plus tard, manifestement aux formes des femmes dans un film où la
bisexualité fliessienne jouera un tel rôle qu' on y verra deux hommes travestis
se disputer Marilyn et, en étant venus aux mains, l’un reprocher à l'autre de
lui avoir esquinté les seins, représentés par un soutien-gorge bourré,
justement, de papier journal : Die Stunde, natürlich ? Cette
courte exploration du domaine peu connu d'analyses sans analyse qui débouchent
quand même sur des effets analytiques s’arrêtait ici, quitte à la reprendre
plus tard dans le contexte plus large des « transgressions de la cure-type ».
Mais, à son tour, quelqu'un d'autre du Coq-Héron qui relit ce papier, et qui,
lui, est à l'origine de la carrière française de l'haptonomie (après
avoir autrefois pratiqué l'hypnoThisme), me dit qu'il le trouve trop
court. J'interprète ses paroles comme me signifiant qu’après un parcours
volubile, associatif et assez déroutant, on aperçoit enfin la reprise du
problème anthropologique des seins des femmes, et, au-delà, de celui plus
important pour l'approche haptonomique, du corporel en général et des effets de
son contact, et que j'arrête quand ça devient intéressant. Allons-y, Alonso,
comme on disait chez les conquistadores. Contrairement
à Anzieu et son « double interdit du toucher », il me semble qu'une
technique aménageant la situation analytique classique en setting susceptible
d'explorer le préverbal symbiotique à travers le contact corporel est non
seulement possible, et légitime sous sa propre étiquette, mais serait de
surcroît parfaitement orthodoxe au regard de l'anthropologie et de l'éthologie
des primates : même dans notre culture coincée, ce n'est que depuis très
peu de temps qu'on évite le contact corporel banal, moins de 10 000 ans au
maximum. L'histoire de Wilder se présentant à la fin de sa vie comme ayant été
façonné en un éclair par un Freud-démiurge, si on la prend en partie au
sérieux, renvoie sans doute à sa fascination, que connaissent les créateurs,
pour la toute-puissance démiurgique. Celle-ci utilise largement l'argile, le
modelage et le passage de l'informe au formé comme supports symboliques, et on
voit que le Sack Mehl n'est effectivement pas loin du Blitz, ni
l'haptonomie et l'hypnotisme sans doute non plus. Si
ces histoires provoquent les puritains, c'est que, limitrophe du simple
toucher, encore acte médical, il y a la caresse, acte déjà amoureux. Passons à
quelques travaux pratiques : caresser un chat, n'est-ce pas lui voler ses formes
avec la paume de la main ? N'en va-t-il pas de même avec toute forme
caressée ? Ne s’agit-il pas là d'une libido tactile, renvoyant à l'état
amoureux sinon même inaugurant ce dernier, mais par le détour du narcissisme :
de la capitulation du narcissisme préalable à cet état, suivie instantanément
d'identifications colmatrices de la béance ainsi ouverte, par l'appropriation
des différences désirables perçues dans la morphê de l'objet d'amour ?
Autrement dit, la caresse initiant l'amour et l'attouchement informatif
clinicien, évidemment différents, me semblent réunis par la même base, celle
d'un « transfert morphique », minimal et préalable au transfert
affectif, lié au simple contact/constat de l'existence de l'autre; et, pour
reprendre l'unique citation de Le Corbusier jamais faite par un psychanalyste
(Sami Ali), « exister, c’est d'abord exister en trois dimensions ».
C'est
quelque chose de cet ordre que je crus voir à l'œuvre dans l'interaction
Seins-Nourrisson, à propos de la faculté merveilleuse que possède un sein de
prendre la forme que le bébé lui donne mais de toujours reprendre la sienne
intacte dès qu'il lui rend la liberté, et que j'avais appelé « effet
Wundermassa » des seins : un principe déjà presqu'explicite chez
Ferenczi dans l'affaire du Sack-Mehl
liée au traumatisme. En français on dit bien, d'ailleurs, « j'en suis
resté comme deux ronds de flan ». Le
Sack-Mehl reste encore implicite chez
Winnicott dans l'objet transitionnel, mais le « un ou deux » perçait
par moments; ainsi dans son dernier livre posthume, Home is where we start
from15, Winnicott se demande (en 1961,
devant des mathématiciens) si le nourrisson perçoit un sein ou deux ou si
d'abord deux n’est pas une réduplication de un. Voilà de quoi me replonger moi
aussi dans la pensée magique de la petite enfance : ça réveille donc les
morts, de parler des deux seins ! J'attends désormais que le fantôme de
Winnicott veuille bien s'exprimer sur l'essentiel pour moi dans ces histoires
de seins, cette séquence fondamentale de la ligne courbe indestructible.
Séquence ou Signifiant, ou Gestalt, rayez la mention inutile... Faut-il
attendre que « la clinique » confirme l'existence d'une telle
séquence ? La bonne question serait plutôt celle de comprendre comment un
dispositif anatomique aussi évident n'a pu encore motiver suffisamment les
« cliniciens » pour qu'ils en observent des effets : sans doute
à cause du manque de « théorie d'accueil » dont parle Pierre Benoit à
la suite de François Jacob16. Et, en
imaginant que la clinique soit impartiale dans son silence, cette lacune,
insolite au regard de l'importance de cette particularité de l'interaction
seins/nourrisson, ne pourrait s'expliquer que par le caractère tout à fait
originaire de la séquence, sans doute profondément refoulée dans l’inconscient
sinon même faisant l'objet du refoulé primaire. S'agirait-il là d'un impensable :
l'origine des origines ? Des sources du Nil de la métapsychologie, au cœur
du Continent Noir ? Et
pourquoi donc, me demande-t-on, les seins seraient-ils davantage une Wundermassa
que quelque autre partie de l'anatomie ? Et induiraient-ils donc la
« maternité » marsupiale en plus de la nourricière ? Parce que,
réponds-je, si évidemment toutes les parties du corps reviennent à leur forme
première quand on les lâche, comme les oreilles par exemple (et les nourrissons
jouent volontiers avec les oreilles de leurs nourrices, Freud dixit), seuls les
seins acceptent à un tel degré la forme de l'autre et peuvent permettre le
fantasme d'avoir été conformés à soi au delà du point de non retour, pour
aussitôt lâchés symboliser le Réel-qui-revient-toujours-à-sa-place, et du même
coup l'éphémère. Ce n'est pas pour rien que des féministes jadis se plaignirent
que leurs seins offrissent aux hommes de « la pâte à modeler magique »17, il y avait là comme une jalouse dénonciation
de l'usurpation par les partenaires adultes mâles des relations sexuelles
qu'entretiennent les femmes-mères avec leurs bébés-amants. Ce qui en passant,
jette une autre lumière que celle de l'analité sur l'utilisation, en analyse
d'enfants, de la pâte à modeler normale, introduite génialement par Françoise
Dolto. La
dialectique Soi/autre de l'affaire du Wundermassa est d'abord montrée
matériellement, vécue corporellement par la tactilité alliée à la vue et plus
largement référée aux réactions du corps maternel ainsi qu'à ses réactions
psychologiques et comportementales, verbalisées ou non, avant de pouvoir être
métaphorisée dans le symbolisme. Bien évidemment, pour le bébé, pouvoir faire
des choses pareilles (à soi) à cet objet partiel dont il est totalement dépendant
pour sa survie ne peut que constituer un facteur psychogénétique d'importance
considérable, du côté des fantasmes d'autoengendrement. Le
terme de « plastique » exprimerait la même idée d'une prégnance de
l'effet Wundermassa. Or le Grec plástikos
(malléable), vient curieusement du verbe plázo,
je frappe, je bats) et sans aller jusque à dire que, comme pour l’omelette, une
belle femme est une femme bien battue, on peut se demander si une décharge
démiurgique comme celle que subit Wilder face à Freud ne tire pas son efficace
« plastique » au plan psychique de la symbolisation d'un impossible
accouchement paternel, accouchement Jupitérien phallique dans l'éclair et non
par une couvade bêtement copiée sur le modèle féminin (par la cuisse, le crâne,
etc.). Mais
nous voilà loin, apparemment, des comédies de Billy Wilder. J'ai, sans doute
mal inspiré par son nom, effectué un parcours sauvage : comme l'oncle
bricoleur de Boris Vian, je sens bien que quelque chose cloche là-dedans, et
donc, j'y retourne immédiatement. Manuel Periáñez,
avril 1988. 107 Avenue Simon Bolivar 75019 Paris | 1 - Un film sur la valeur duquel Raymond Queneau ne se trompa pas, qui en assura les sous-titres, et qu'après dix années de disparition, une copie neuve ayant enfin été tirée, on a pu voir sur les écrans français. L'ensemble des films de Wilder est d'ailleurs actuellement à l'honneur.
5 - Il s'est éteint à l'âge de 95 ans, à Beverley Hills.
6 - Theodor REIK, 1953, Variations sur un thème psychanalytique de Gustav Mahler, Denoël, 1972, p.171.
9 - Bisou célèbre qui serait, aux dernières nouvelles, même mythique: Cf. Judith DUPONT, 1987, " Ce fou de Ferenczi ", Le Coq-Héron 104, pp.44-52.
10 - Cf. Sándor FERENCZI, janv.- oct. 1932, Journal Clinique, Payot 1985.
11 - Claude LEVI-STRAUSS, 1968, L'origine des manières de table, Plon, p.266, souligné par l'auteur.
12 - Hugo KNOEPFMACHER, 1979, " Sigmund Freud in High School ", American Imago, vol 36, 1979, pp.287-300.
14 - Que je signalais dans " Un sein ou deux ", 1986, Le Coq-héron 99, pp.15-41.
15 - Donald W. WINNICOTT, 1968, " Sum, I am ", in: Home is where we start from, Penguin Books, 1987, page 64. Ce livre vient d'être traduit en français sous le pâle titre Conversations ordinaires.
16 - Pierre BENOIT, 1988, Chroniques médicales d'un psychanalyste, Rivages/Psychanalyse, pp.66 et 207.
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