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Christophe Colomb et le délire de rotondité (1998)
Du possible rôle des seins des femmes dans la découverte de l'Amérique
" La femme n'a encore été que peu et mal étudiée "
Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet.
Lors
de son troisième voyage, en 1498, Christophe Colomb ayant atteint le
delta de l'Orénoque constate l'importance du courant d'eau douce qui
pénètre profondément en mer, et il en déduit qu'il a enfin touché la
terre ferme : cette gigantesque masse d'eau douce ne peut provenir, en
effet, que de très hautes montagnes, situées loin de l'embouchure du
fleuve. Colomb opère là une déduction très correcte, celle du
navigateur et géographe expérimenté qu'il était devenu. Mais de retour
à sa base d'Hispaniola, il écrit au sujet de cette nouvelle découverte
une extraordinaire lettre aux Rois Catholiques, auxquels il annonce
rien moins qu'avoir localisé le Paradis Terrestre. Selon certains
érudits, même si Colomb voyant L’Orénoque se crut devant le Gange,
lettre constitue néanmoins la première formulation théorique par Colomb
de l'existence d'un continent nouveau, entre les Indes et l'Europe, ce
qui n'a rien de délirant. Il y explique pourtant que, tout compte fait,
la Terre n'est pas vraiment ronde, mais plus exactement possède la
forme d'un sein de femme. Le Paradis se trouvant, bien évidemment, de
même que la source imaginaire de l'Orénoque, en haut du téton de ce
sein-monde. Or je crois que ce " délire de rotondité " va lui aussi
dans le sens d'un fécond développement théorique, si on veut bien le
lire à l'aide de la théorie psychanalytique. Vous me pardonnerez de
citer ici Christophe Colomb assez longuement (1) :
"
J'ai toujours lu que le monde - terre et eau - était sphérique, et les
autorités et les expériences que Ptolémée et tous les autres ont
décrites sur ce point prouvent et enseignent cela aussi bien par les
éclipses de Lune que par les autres démonstrations qu'ils font depuis
l'Orient jusqu'à l'Occident, et par l'élévation du pôle, du nord au
midi. A ce moment, je trouvai, comme je l'ai dit, une telle
dissemblance à ces vues que je réexaminai cette idée du monde et
trouvai qu'il n'était pas rond de la manière qu'on le décrit, mais de
la forme d'une poire qui serait toute très ronde, sauf à l'endroit où
se trouve la queue qui est le point plus élevé ; ou bien encore, comme
une balle très ronde sur un point de laquelle serait posé comme un
téton de femme, et que la partie de ce mamelon fût la plus élevée et la
plus voisine du ciel, et située sous la ligne équinoxiale en cette mer
Océane, à la fin de l'Orient. [...]
Ptolémée
et les autres savants qui écrivirent des choses de ce monde crurent
qu'il était sphérique, estimant que cet hémisphère était rond comme
celui où ils se trouvaient, dont le centre est dans l'île d'Arin (2)
située sous la ligne équinoxiale, entre le golfe Arabique et le golfe
Persique, avec la circonférence qui passe au ponant par le cap
Saint-Vincent au Portugal, et à l'orient par Cangara et par les Seras
(3). Pour cet hémisphère, je ne trouve aucune difficulté à ce qu'il
soit d'une rondeur sphérique comme ils le disent. Mais pour cet autre,
je soutiens qu'il est comme serait la moitié d'une poire bien ronde qui
aurait l'extrémité élevée comme je l'ai dit, ou comme serait un téton
de femme sur une pelote ronde. Ainsi donc ni Ptolémée ni les autres qui
écrivirent à propos du monde, n'eurent connaissance de cette moitié qui
était alors très ignorée. Ils établirent leur jugement à partir
seulement de l'hémisphère où ils se trouvaient, qui est d'une rondeur
sphérique comme je l'ai dit plus haut. Maintenant que Vos Altesses ont
fait naviguer, chercher et découvrir cet autre hémisphère, il se révèle
à l'évidence". [...]" L'Écriture sainte témoigne que Notre Seigneur fit
le Paradis terrestre, qu'il y mit l'arbre de vie et que de là sort une
source d'où naissent en ce monde quatre fleuves principaux : le Gange
aux Indes, le Tigre et l'Euphrate en [Asie] lesquels séparent les
montagnes forment la Mésopotamie et coulent ensuite en Perse, et le Nil
qui naît en Éthiopie et se jette dans la mer à Alexandrie. Je ne trouve
pas ni n'ai jamais trouvé un écrit des Latins ou des Grecs qui, d'une
manière certaine, dise en quel point de ce monde est le Paradis
Terrestre. [...] je suis convaincu que là est le Paradis terrestre, où
personne ne peut arriver si ce n'est par la volonté divine. Je crois
que cette terre dont Vos Altesses ont ordonné maintenant la découverte
sera immense et qu'il y en aura beaucoup d'autres dans le Midi dont on
n'a jamais eu connaissances. je ne conçois pas que le Paradis terrestre
ait la forme d'une montagne abrupte, comme les écrits à son propos nous
le montrent, mais bien qu'il est sur ce sommet, en ce point que j'ai
dit, qui figure le mamelon de la poire, où l'on s'élève, peu à peu, par
une pente prise de très loin."
L'ahurissante
géographie datant du haut Moyen Age que nous voyons là possède une
cohérence astucieuse, dans le système de pensée de Colomb qui vivait à
une époque où il était normal de vouloir situer sur une carte la
position du Paradis Terrestre. A notre époque à nous, où la
psychanalyse freudienne fait désormais partie de la culture, cette
lettre de Christophe Colomb accepte une autre lecture, celle qui fait
l'objet de mon intervention ici. Une lecture d'anthropologie
psychanalytique qui procède d'une série d'hypothèses sur la fonction
ignorée des seins des femmes, série d'hypothèses que j'ai eu la chance
de pouvoir présenter à mon maître et ami Georges Devereux (4) peu avant
sa mort en 1985, et que je retravaille actuellement en vue de sa
publication. Il est donc nécessaire que je résume brièvement
l'essentiel de ces hypothèses (5) avant de vous proposer
l'interprétation de la lettre de Colomb que je crois pouvoir faire
grâce à elles.
L'énigme des seins
Les
seins des femmes constituent une énigme anatomique : pour allaiter il
n'y a pas besoin de seins; chez tous les Mammifères de modestes glandes
mammaires y pourvoient. A la différence des autres Mammifères les
femmes seules ont des seins, ces hémisphères permanents sur le thorax,
extrêmement appréciés dans le plaisir sexuel de notre culture, mais
dont ni le nombre, ni la forme, ni la fonction n'ont jamais encore été
expliquées de façon satisfaisante au plan scientifique. Il va de soi
que ces seins permanents, qui de surcroît ne se développent avant la
première fécondation chez aucune autre Primate que la femelle humaine,
sont nécessairement voués à d'autres fonctions que le seul allaitement.
Or, cette énigme ne semble intéresser quasiment personne. La simple
constatation, même, que les femmes sont ainsi uniques sur ce plan
étonne souvent l'interlocuteur, qui convoque aussitôt les seins
supposés des vaches, des chèvres, des Lamantins (sirènes) et des
femelles Anthropoïdes pour couper court au double scandale qui menace:
celui de l'immensité millénaire d'une telle lacune, et celui d'une
prise de conscience que les seins des femmes seraient surtout des
signaux socio-sexuels (la séduction des hommes étant dans notre culture
après l'allaitement la seule autre fonction aisément pensable des
seins). D'où la violence des féministes contre cet organe qui, avec une
belle liberté, fait signe aux hommes de par sa forme même, transformant
les femmes en objets sexuels, quoi que fassent certaines pour
s'éloigner de cet archaïsme par des prouesses culturelles et
intellectuelles. Simone de Beauvoir écrira ainsi, dans Le deuxième sexe : " les seins, les fesses, la femme peut en faire l’ablation sans inconvénient à n’importe quelle période de sa vie ".
Mais
si la fonction des seins n'est pas seulement celle de l'allaitement,
puisque les femelles du règne animal, malgré le modeste volume de leurs
glandes mammaires, allaitent leurs petits tout aussi bien et parfois
mieux que les femmes, elle n'est pas non plus celle de la séduction
amoureuse comme l'ont proposé les éthologues, Desmond Morris en tête.
Les
seins humains sont d'ailleurs loin d'être la seule énigme que pose la
forme anatomique humaine. André Leroi-Gourhan s'est passionné toute sa
vie pour le problème des orteils non-opposables des premiers hominiens
: comment, en effet, est-on passé sans transition connue, dès les
débuts de la bipédie, des orteils opposables des quadrumanes à nos
orteils non-opposables de bipèdes ? Leroi-Gourhan n'a jamais proposé
d'hypothèse pour cette énigme-là, bien plus fondamentale que celle du
remplacement des mamelles par des seins. La fonction possible du lobe
de l'oreille est un mystère total. Pourquoi le scrotum humain est-il
resté externe malgré la bipédie, qui l'expose à la castration lors des
combats, de la chasse et de nombreux travaux périlleux pour les
testicules, autant d'ailleurs que la conquête du cheval il y a quelque
50 000 ans ? (les Tigres, eux, rentrent leurs testicules à J'intérieur
de leur abdomen en cas de danger... ) Et, à propos de testicules,
pourquoi le nouveau-né mâle humain vient-il au monde avec des organes
génitaux de taille disproportionnée, dont il n'aura l'usage fonctionnel
que quinze ans plus tard ?
Voilà
quelques autres énigmes, toutes passionnantes à mon avis, concernant
l'anatomie visible externe, la forme humaine. Nul doute que les
médecins connaissent bon nombre d'autres énigmes concernant les
viscères et l'intérieur du corps, à commencer par notre appendice, nos
amygdales et d'autres organes réputés inutiles que l'on opère peut-être
trop facilement.
Sigmund Freud s'est
vivement détourné, après vingt-cinq ans de microscope, de cette vieille
anatomie trop facile, et trop facilement raciste à son époque. Il avait
besoin de cette rupture avec l'anatomie visible pour trouver
l'inconscient, et besoin plus tard de rompre avec l'hypnose pour
trouver la psychanalyse.
Aujourd'hui,
la psychanalyse, devenue centenaire à son tour, pourrait peut-être
regarder en arrière vers la vieille anatomie et tenter de combler
quelques-unes de ces lacunes scientifiques bien oubliées.
Critique de l'éthologie et de l'anthropologie physique
La
forme spéciale des seins humains est expliquée par Desmond Morris par
l'évolution de la séduction sexuelle (la " perte " du signal de la
vulve multicolore des primates, lors de la station debout, aurait
entraîné l'apparition de signaux frontaux rappelant les fesses, cf. Le singe nu,
1967). Helen Fisher renchérit pour sa part sur cette théorie, en
détaillant tous les plaisirs liés aux tétons et aux aréoles qui en
font, pour elle, un item anatomique purement sexuel (The sex contract, 1982);
elle dénie là à mon sens un plaisir érotique de l'allaitement, encore
scandaleux sans doute aux USA... Je critique Morris et Fisher,
excellents anthropologues mais mauvais ethnologues : l'ethnographie des
modalités de la vie sexuelle selon les cultures (comme celle de Ford et
Beach en 1952 sur 190 aires culturelles) n'en montre qu'une douzaine
(surtout la nôtre) où la théorie de Morris marche bien; dans des
centaines d'autres cultures les seins ne sont pas investis comme
symbole sexuel; ils sont même parfois frappés de tabou sexuel!
L'érotisme inconscient entre la mère et le bébé, ainsi préservé du
monde sexuel adulte, est, tacitement du moins, presque partout admis.
je retiens de Morris et Fisher l'idée importante d'un déplacement
(d'une imitation anatomique d'autres items corporels), mais pour moi le
processus d’hominisation pèse suffisamment lourd pour qu'une autre
fonction doive être cherchée qui soit à même d'expliquer l'invention
révolutionnaire des seins humains de façon satisfaisante, comme le
demandait déjà Heinrich Ploss en 1884 (Das Weib, ch.8). L'idée très importante de Weston La Barre (L'animal humain, 1946)
d'une interdomestication de leurs corps respectifs par le désir de
chacun des deux sexes contenait d'ailleurs toute la démarche ultérieure
de Fisher, à un niveau théorique plus fort (le pénis humain, tout aussi
extraordinaire que les seins, serait, de ce point de vue, une belle
victoire du féminisme en un million d’années : sa forme érigée ne
s’explique qu’en en fonction du plaisir sexuel de la femme).
Pendant
ce temps, des anthropologues purs et durs (américains et anglais pour
la plupart) continuent à échafauder des hypothèses tout seuls dans leur
coin, isolés des nos sciences molles par leur carapace
néo-behaviouriste. Mais ils n'ont pas grand-chose à nous proposer, les
seins de la Science étant assez laconiques. L'article de 1987 de T. M.
Caro " Human Breasts, Unsupported Hypotheses Reviewed " (Human Evolution, vol.
2, n°3, 271-282) constate, en effet, que " l'idée évidente " que les
seins agissent comme signaux sexuels (Gallup, Wickler, Morris) ne peut
être scientifiquement prouvée. De surcroît, il est reproché à
l'hypothèse de Morris de ne pas expliquer la variabilité en taille des
seins humains (pourquoi, en effet, envoyer des signaux si différents?).
L'article passe alors en revue, comme l'indique son titre, les
hypothèses suivantes, non encore étayées :
- les seins agissent comme déclencheurs du comportement sexuel mâle (Morris, Eibl-Eibesfeldt, Campbell, Short);
- ils permettent aux femmes de cacher leur état reproductif pour éviter trop de sexualité (Smith, Hinde, Simons, Turke);
- ils permettent à l’enfant de téter en étant tenus à la hanche de la mère (Leblanc & Barnes).
Quant à la taille des seins humains, de gros seins seraient un indicateur :
- du potentiel lactogène (Hitten) ;
- de la capacité des mères d'investir les enfants (Cant);
- de la fécondité des mères (Gallup, Flashall, Frisch);
- de la longévité des mères (Clutton-Brock).
Quelques
rares hypothèses s'intéressent à la localisation, à la forme et au
nombre des seins humains. L'étude de T. M. Caro conclut à une
complexité trop grande de ce domaine pour l'instant, du fait que les
seins pourraient également offrir à leurs détentrices des bénéfices
secondaires trop personnels, et qui sortent du champ de la sélection
naturelle : "par exemple, ils peuvent occasionnellement servir de protection aux enfants", ou encore "agir comme ailettes de refroidissement accroissant le quotient entre surface et volume du corps ".
La
température du corps des mâles, taillé pour l'effort musculaire,
serait-elle tellement plus basse qu'ils puissent, eux, se passer de
telles ailettes de refroidissement?
Le kolpos
Du
point de vue que je fais mien, la vraie fonction anthropologique des
seins ne devient compréhensible qu'en prenant préalablement en compte
le fait, pourtant simple, que les seins sont au nombre de deux et
qu'ils délimitent ainsi une zone, celle de l'entre-seins (en grec kolpos
signifiant également golfe). Ce kolpos ou entre-seins constitue avec
les deux seins une zone maternante du corps de la femme,
traditionnellement appelée le giron (bosom, boezem, regazo, etc. dans d'autres langues européennes), ou le sein (au singulier) au sens d'au sein de. Le sinus latin désignait cet entre-seins et non les deux promontoires qui le jouxtent.
C'est
d'ailleurs une manie des seuls psychanalystes de ne parler du sein
qu'au singulier, là où Freud hésitait entre le singulier et le pluriel.
C'est avec Mélanie Klein que le sein singulier triomphe, du fait
qu'elle se place résolument dans l'univers oral (une seule bouche, un
seul sein, alternativement bon ou mauvais). D. W. Winnicott, plus
subtil, se demandera à la fin de sa vie si pour le bébé il y a un ou
bien deux seins : " [...] Can you tell me whether a baby fed at
two breasts knows of two, or is this at first a réduplication of one? "
(Home is where we start from, p.64). Et d'y voir la source
possible des mathématiques (ce qui nous rapproche d'un Christophe
Colomb voyant l'Orénoque, et de tous les grands découvreurs qui ne le
seraient jamais devenus sans une bonne dose de mégalomanie)... Selon
moi, le kolpos, par sa dureté contrastant avec la mollesse "
sympathique " de ses deux globes voisins, rassure le bébé lové au corps
de sa mère que la fusion symbolique n'ira pas plus loin : les
expériences néonatales du bébé avec ses limites et celles de sa mère ne
sont donc pas sanctionnées par un engloutissement dans une nouvelle vie
intra-utérine grâce à la résistance de l'entre-seins. Cette solidité de
la mère vient compléter le " holding " winnicottien et permettre
d'affronter la régression dans l'espace transitionnel, sans danger de
tomber " à l'intérieur de la mère " (à l'intérieur de sa réalité
psychique), comme l'a proposé Francis Pasche au sujet de la distinction
entre réalité psychique et matérielle à travers la métaphore d'un
sein-balcon, permettant de se pencher sans crainte au dessus du vide.
La sécurité créé par la mère est ainsi liée à la fois à la mollesse des
seins (la tendresse) et à la solidité de l’entre-seins.
La marsupialité
C'est
ici que j'avance une théorie inspirée des kangourous, pour la fonction
centrale de cette zone-de-la-mère : sa vraie fonction me paraît
analogue à celle de la poche marsupiale, un lieu où le bébé humain très
prématuré trouve un " atelier de finition " extra-utérin, lui
permettant de commencer à développer sa relation active au monde
extérieur. La forme d'allure hémisphérique et la mollesse du sein se
laisse dès lors comprendre comme un rappel postnatal des
caractéristiques du placenta, qui était pour le fœtus dans la vie
intra-utérine le premier schème d'une future relation d'objet. Je
prétends donc qu'il y a une " marsupialité humaine ".
Dans
sa caverne utérine le fœtus n'était pas seul, il y avait " quelqu'un
d'autre ", une entité puissante, bruyante, aussi grande que lui, qui le
protégeait en filtrant ce qui était à sa mère et ce qui était à lui, et
qui acceptait ses mouvements en s'adaptant à sa forme sans rien
demander en retour, bref qui acceptait " tout " de lui. C'était le
placenta, qui constitue de ce fait un schème premier de la relation
d’objet.
C'est après sa sortie héroïque
dans la lumière, que l'ex-fœtus fera une expérience, peut-être
traumatique, celle de la complexité. Selon Rank, le " traumatisme de la
naissance " est celui de la séparation et de la perte du Paradis de la
vie intra-utérine; j'estime prouvé désormais par les avancées de la
natalogie que ledit " paradis " est une vue de l'esprit, comme en
témoigne le fait que le fœtus, ce petit Christophe Colomb lui aussi,
demande à naître et se montre actif lors de l'accouchement. S'il
reconnaît bien une grande partie des perceptions de sa vie
intra-utérine dans ce nouveau monde qui est un au-delà de la mère, une
autre partie non moins considérable est entièrement nouvelle pour lui,
à commencer par l'expérience de la vue de formes affirmées, là où dans
la caverne utérine, le placenta était informe (cf. le passage de la
catégorie de l'informe à celle du formé dans Levi-Strauss, La potière jalouse). Débordé
par les stimuli qui le sollicitent désormais de toute part, l'enfant
néonatal est stressé (au sens exact de la définition du stress).
J'avance
alors que la forme très spéciale des seins humains est destinée à
fournir un repère temporel non-visuel à cet explorateur débutant : leur
contact ressemble en effet beaucoup à celui de son bon vieux placenta!
Avec quelques différences qui, cependant, marquent le changement
d'époque : ce nouveau compagnon qu'il voit en pleine lumière possède sa
propre forme visuelle, qu'il perd si on le déforme, mais qu'il reprend
immanquablement. Le sein, contrairement au placenta, paraît avoir du
quant-à-soi. Il est davantage un objet. Et il y en a deux.
Le
bébé croit-il rêver en voyant que le placenta, son autre lui-même des
origines, l'a accompagné dans son voyage, qu'il est devenu sein, comme
lui-même a été changé par sa naissance, et que cet ami décidément
fidèle a lui aussi un compagnon fidèle, qui lui ressemble bien
davantage qu'ils ne se ressemblent tous trois? C'est peut-être cette
interrogation que pressentait Winnicott (op.cit.).
Le
premier environnement, celui du giron de la mère, n'a donc pas
seulement pour fonction, comme se bornent à le penser les kleiniens,
d'offrir au bébé sa nourriture — ce qu'un biberon fait aussi bien, mais
surtout, et c’est l’essentiel de l’apport de Winnicott, de lui offrir
le terrain de jeux où il pourra commencer à se décanter psychiquement
de la mère par l'élaboration de la dyade fusionnelle des débuts en deux
" objets ", moi et non-moi. En particulier, Freud avait remarqué que
les jeux du nourrisson avec le sein montrent une séquence où :
1. la petite main du bébé détruit la courbe idéale du sein en la déformant;
2. cette destruction s'annule dès que la petite main se retire (" dès qu'il laisse aller ", dit Freud);
3. la courbe initiale se rétablit pleinement.
Cette " séquence de la courbe indestructible parfaite ", ainsi
que l'on peut l'appeler, serait à l'origine du sentiment de sécurité
nécessaire pour progresser vers l'objet transitionnel (dont le
caractère détaché, petit et manipulable à merci constituera la
révolution suivante, comparé à la marsupialité du giron). Je suppose
que l’on pourrait appeler tout cela également une " Gestalt " selon la
théorie assez oubliée de cette école de psychologie allemande. Cette
fonction plus ou moins marsupiale des seins reposant sur leur inertie
et l’absence de musculature qui les place hors du contrôle direct du
Moi de la mère, paraît tellement considérable que j'y vois, quant à
moi, la raison première de ce rembourrage et cette absence de muscles,
du succès de ce bricolage anatomique particulier dans le processus
d'hominisation à partir des éléments préexistants, qu’étaient les
glandes mammaires et le placenta.
La Louve Capitoline et Mickey Mouse
Symbole
de la ville de Rome, la Louve du Capitole, avec les petits Romulus et
Remus, est mondialement célèbre. Personne ne semble remarquer, là non
plus, que les vraies louves, même allaitantes, n'arborent pas d'aussi
considérables mamelles! Si cette Louve a manifestement des seins
humains, c'est que la survie des jumeaux qu'elle a adopté selon la
légende de la fondation de Rome serait impensable si ces bébés étaient
seulement allaités comme des louveteaux, et n'étaient pas maternés avec
des mamelles anthropisées (devenues des seins humains), permettant un
maternage nidateur humain. Il pourrait ici y avoir une certaine
prescience des causes de l'autisme des prétendus " enfants-loups ", et
une conjuration, ou prévention inconsciente de la maltraitance par
l'abandon. Et les seins constituent, je viens de le dire, un signal à
distance de la mère réaffirmant sa présence malgré la séparation
corporelle (c'est là que je suis éthologue un peu moi même).
Une
autre confirmation, plus précise que celle de la Louve, de l'importance
première du rôle des deux seins dans la psychogenèse de l'enfant
humain, est à mes yeux le succès mondial du personnage de Mickey Mouse.
Ce succès ne se dément pas chez les enfants de toutes les cultures
depuis plus de soixante ans. Les oreilles de ce personnage, en effet,
ne sont jamais montrées de profil, mais restent toujours bien rondes
indépendamment de son attitude. Cela n'est possible que si ces oreilles
correspondent en fait à deux sphères, qui constituent un puissant
rappel des seins de la mère au moment où le petit enfant abandonne
l'objet transitionnel réel pour la représentation plane de l'image de
Bande Dessinée ou des dessins animés (elle-même une étape de
l'acquisition de l'abstraction et de l'écriture. Cette " régression "
vers un idéal sphérique de la forme primitive de l'objet transitionnel
qui était le sein, est nécessaire comme symbolisation de la protection
qu'offre le bon objet intériorisé pour " sortir " et faire face aux
aventures dans la réalité sociale.
La
silhouette de la tête et des oreilles de Mickey s'interprète facilement
comme l'image projective du visage du jeune enfant couronné par les
seins de sa mère qui le tient contre elle, fantasme sous la protection
duquel il peut vivre ses expériences dans la " réalité réelle ", et qui
pourrait constituer une première ébauche maternelle du Surmoi (qui dans
la théorie classique de Freud est paternel, un héritier de la voix
fustigeante du père). L'ensemble seins-kolpos, le giron de la mère,
fait figure, par rapport aux idées de D. W. Winnicott, d'objet
pré-transitionnel. Mickey, lui, serait alors le premier objet
post-transitionnel. Ce fantasme d’un être autonome, car couronné des
seins surmoïques maternels découle cependant lui-même de l'expérience
de la tétée, où les yeux de la mère sont initialement équivalents à (ou
indifférenciés de) ses seins. Et nous retrouvons à nouveau Morris,
puisque la fonction érotique qu’il attribue aux lobes de l’oreille
pourrait bien être liée au déplacement inconscient du rôle marsupial
des seins à d’autres rondeurs jumelles telles les yeux, les oreilles,
les joues et les pommettes, et même, ce qui est plus surprenant, les
genoux (Devereux insistait sur l’importance de l’érotisme des rotules
chez les Grecs Anciens).
J'ai poursuivi
mes hypothèses psychanalytiques par le lien, maintenant évident, entre
les seins, les yeux et l'hypnose. Le pouvoir de l'hypnose n'a dès lors
en effet plus grand-chose de bien mystérieux : il se fonde sur le rôle
primordial du regard de la mère, sur lequel Winnicott a insisté à bon
escient, ce qui nous mène ainsi vers les fondements de l'hypnose dans
la marsupialité...
L'hypnose qui dans
l'œuvre de Freud a beaucoup à voir avec ce qu'il appelle " la
surestimation initiale de l'objet sexuel ", une magnification que l'on
retrouve dans le sentiment d'éblouissement esthétique. Souvenons-nous
que pour Freud, le problème philosophique de la Beauté se résout par un
déplacement de l’attirance primaire envers les organes sexuels
eux-mêmes vers les " caractères sexuels secondaires ", déjà moins
interdits par le Surmoi (tels les seins ou les moustaches…)
Mes
hypothèses se terminent alors par des considérations sur la situation
thérapeutique psychanalytique comme théatralisation symbolique du
rapport marsupial, au kolpos bienveillant, à travers une jonction
théorique avec les idées de François Roustang sur l'élément hypnotique
résiduel de la psychanalyse, malgré l'abandon de l'hypnose par Freud
dès 1900.
Fluctuations des seins selon les cultures
Pour
en revenir à l'ethnologie, on peut penser que la différence entre des
cultures où l'on sexualise les seins et celles qui préfèrent les
ignorer sur ce plan va plus ou moins de pair avec celle entre les "
sociétés chaudes " et " froides " dont parle Lévi-Strauss : ces
dernières, les peuples sans écriture où presque rien ne change pendant
des siècles, avaient organisé la " réalité " de façon si répétitivement
rassurante qu'elle fonctionnait comme un " kolpos-monde " de la
relation symbiotique de type marsupial. Nos sociétés chaudes, à
changement sociotechnique rapide, sont si affolantes que nous demandons
inconsciemment aux seins des femmes de reprendre ce pouvoir marsupial
qu'ils possédaient pendant les premiers mois de notre vie, et que nous
déplaçons sur la sexualité. La sexualité elle même tendant à devenir un
refuge anti-stress, un ressourcement narcissique et un retour à la
simplicité naturelle que nous perdons de plus en plus. Cependant, le
fait que les seins des femmes-amantes ne jouent aucun rôle dans la
sexualité agie d'une grande majorité des peuples sans écriture (cf.
Ford et Beach, 1952, déjà cités), ne signifie pas qu'il n'y ait chez
eux à l'âge adulte aucune nostalgie des seins des femmes-mères, et
partant, une tendresse affective ou une appréciation esthétique
positive envers cet attribut féminin. Le mythe M29 Sherente, dans Le cru et le cuit de Levi-Strauss en est une illustration emblématique :
"
Autrefois il n'y avait pas de femmes; les hommes étaient homosexuels.
Un jour, à la chasse en forêt, ils découvrirent une femme, perchée en
haut d'un arbre. lis se la disputèrent, et finirent par la déchirer en
morceaux. Chaque homme emporta chez lui un morceau de femme, et ils
repartirent à la chasse. Le lendemain, à leur retour, une femme se
tenait devant chacune de leurs cases, chaque homme avait une femme.
L'une d'elles était jolie : c'était celle qui était issue de la
poitrine de la femme originelle " (résumé de M29).
Dans
nos sociétés " chaudes " occidentales, les jeunes femmes désirent
garder le plus longtemps possible des seins fermes qui leur donnent une
silhouette altière, de préférence sans aucun artifice : sur les plages
à seins nus estivaux les mieux dotées montrent la preuve de cette
victoire contre les lois de la gravitation. Elles craignent (à juste
titre) la ptôse du sein de la femme mûre. Les canons de beauté du
groupe de cultures Papou en Nouvelle Guinée proposent exactement le
contraire : le Beau, c'est d'exhiber les seins pendants de la femme
multipare qui n'a plus rien à prouver sur le plan de la fécondité. La
beauté des seins pendants de femme qui a vécu existe également chez les
Gouro de la Côte d'Ivoire, où les femmes s'étirent mutuellement les
seins pour être bonnes à marier. En Australie, chez les Aborigènes
étudiés par Róheim, la taille des seins est supposée témoigner des
performances sexuelles du mari, fortement valorisées. Celui à qui
échoit une femme peu pourvue se retrouve rapidement déconsidéré (les
seins de sa compagne, quoi que fasse son compagnon, n'obéissant pas
forcément à ces croyances dominantes, qui font du pénis une baguette
magique).
Par ailleurs Róheim a décrit
comment chez les mêmes aborigènes les enfants ont le droit de jouer
avec les seins de toutes les femmes (Géza Róheim, 1945, Héros phalliques et symboles maternels dans la mythologie australienne), illustration parfaite du principe de plaisir freudien (" libre accès à toute femme jugée désirable "); cependant
les enfants y sont maternés par leur propre mère, les seins des autres
femmes servant en quelque sorte d'objets transitionnels sociaux (" de
simple auberge ", dirait Freud).
Les
seins " primitifs " sont souvent frappés de tabou sexuel, ils
appartiennent au monde de la dyade mère-bébé, les toucher dans l'amour
est assimilé parfois à de l'inceste de la part de l'amant. Devereux
rapporte ainsi que " les scrupules des sociétés primitives vont
parfois très loin : chez les Mohave, il est interdit aux hommes de
baiser les seins de leurs partenaires, car le coït ressemblerait alors
à un inceste " (Ethnopsychanalyse complémentariste, p.219).
Voilà, très brièvement résumée, ma " théorie de la marsupialité humaine ", et revenons maintenant au cas de Christophe Colomb.
Qu'est-ce qui fait courir les grands explorateurs?
Peut-être
vous attendez-vous que je dise maintenant que Christophe Colomb n'a
découvert inconsciemment, que les seins de sa mère. Ou qu'il voulait
les fuir le plus loin possible. je sais bien que Freud a réussi une
psychanalyse posthume, et involontaire, de Léonard de Vinci. Mais je ne
suis pas un Freud, et j'aurais besoin d'entendre sur mon divan les
fantasmes de Colomb vivant avant de vous proposer ce genre
d'interprétation. J'ai évoqué dans mon texte de 1986 l'étonnante sûreté
de Colomb, qui lui permit lors de son Premier Voyage, de garder le cap
droit devant, vers le néant et la mort selon ceux qui croyaient la
terre plate, sûreté qui d'ailleurs a frappé tous ceux, ou presque, qui
ont traité ce sujet, même superficiellement. Cette belle assurance
n'était possible, il me semble, qu'étayée par la certitude inconsciente
d'une grande rotondité fondamentale et bienveillante, indestructible :
certitude acquise au giron de sa mère, de sa nourrice, ou de n'importe
quelle femme " suffisamment bonne " qui en ait pris le rôle tutélaire
pendant sa petite enfance. Et je suis frappé par le fait que Colomb,
qui au faîte de sa gloire comparait dans une lettre exaltée la Terre au
sein d'une femme, écrira en disgrâce une autre lettre, celle-ci de
lamentations, et adressée à une nourrice (Lettre à la nourrice de Don
Juan de Castille, 1500).
L'étymologie
de l'Amazonie, la foret tropicale sud-américaine, n'est pas moins
rocambolesque : les conquérants espagnols voyant des Indiens à cheveux
longs les attaquer à la flèche ou à la sarbacane, décidèrent qu'ils
étaient attaqués par des femmes - femmes qui, n'ayant visiblement pas
de seins, ne pouvaient être que des Amazones : le merveilleux était ici
cohérent avec les croyances de cette époque au sujet de l’existence
d’êtres à l’anatomie extraordinaire, monstres marins ou souterrains,
dans la recherche du Paradis Terrestre, ou tout au moins de l’Eldorado.
Ce que cherchaient ces aventuriers étaient en fait les limites de la
réalité telle qu’on la concevait à l’époque.
Décidément
les extraordinaires seins des femmes ont joué un certain rôle dans
l’extraordinaire histoire de la découverte de l'Amérique, passant de
l’euphorie de la crise maniaque qui accompagne classiquement toute
grande découverte, fondée qu’elle est inconsciemment sur les l’illusion
des retrouvailles d’objet (les seins bienveillants du kolpos perdu), à
l’inévitable désillusion du principe de réalité pendant l’exploration
extrêmement dure de la jungle dans laquelle apparut le fantasme
amazonien que les femmes y avaient des flèches au lieu de seins…
Peut-être
peut-on dire, pour terminer, que cette découverte n'était possible
qu'aux approches de la Renaissance, qui s'accompagna de la
réhabilitation de l'Antiquité contre le Moyen-Age, non seulement au
plan des idées scientifiques mais aussi sur le plan de la
réhabilitation du désir libidinal : le trop beau sein était flétri
pendant le Moyen-Age au titre de coupable jouissance de la chair! En
témoignent les statues romanes d'Eves aux seins déjà pendants avant
même l'affaire de la pomme et du serpent, alors que selon la Bible
l'Ève des débuts du Paradis ne pouvait être qu'une resplendissante
jeune femme... La rotondité triomphante à la Renaissance du sein
juvénile des Aphrodites grecques retrouvées allait, par
surdétermination, dans le même sens que la loi de la gravité à
l'origine de la rotondité terrestre réelle. La rotondité des pommes,
des seins et des planètes tient finalement aux mêmes raisons physiques.
L'époque de Colomb était donc mure pour l'intronisation sociale, en
tant que théorie, de son " délire " de rotondité.
Ceci
nous amène aux rapports étroits entre la théorie et le délire, au sens
clinique, depuis longtemps un lieu commun psychanalytique, ainsi que le
thème de la " fantaisie scientifique " cher à Freud et à Ferenczi, bien
avant d'être théorisé par un Paul Feyerabend. Un délire n'est jamais
qu'une théorie concernant une réalité psychique tellement individuelle
que personne ne la partage. Une théorie dominante n'est jamais qu'un
délire qui a réussi, qui est socialement bien admis, et Colomb, qui
était délirant de croire la terre ronde alors que tout le monde la
savait plate, devint théoricien en démontrant la supériorité de son
délire de rotondité par rapport à la platitude du délire officiel. Il
me semble qu'en ayant abordé, de surcroît, le thème des seins des
femmes, Colomb pourrait bien avoir été un explorateur encore bien plus
clairvoyant qu’on ne le croit. |
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Intervention au Congrès National d'Anthropologie, Mérida (Venezuela), 30 mai - 4 juin 1998.
1- Christophe Colomb, 1492-1504, La découverte de l’Amérique, trad.
Michel Lequenne et Soledad Estorach, Paris, La Découverte, 1984, "
Lettre aux Rois Catholiques sur le troisième voyage aux Indes " (1498),
tome 11, pp.123-156.
2- Arin, ou Arina, dans le golfe Persique, centre du calcul des longitudes arabes.
3-
Las Seras ou Seres seraient Si-han-fu, aux extrémités de la Chine, et
Cangara (Gandara ou Catigara) la limite nord-est de l'Inde selon
Strabon. Les distances de cet " hémisphère " ne font pas 180 mais 120°.
4
- Georges Devereux, l'élève critique de Róheim et le fondateur
véritable de l'ethnopsychanalyse, s'entourait volontiers de l'amitié
d'un grand nombre de ses élèves et j'ai eu le grand bonheur de faire
très tôt partie de sa mouvance, dès 1969.
5
- Cf. Manuel Periáñez, 1986, " Un sein ou deux ", Le Coq-héron n°99,
pp.15-41, et 1998, " Pourquoi les femmes ont-elles des seins ", théorie
de la marsupialité humaine (TMH).
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