cris d'amour dans la nuit
 

Manuel Periáñez___________________________________________manuelperianez1940@gmail.com

   

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Cris d’amour dans la nuit

De quelques aspects de la relation entre bruit et fantasme

 Version inexpurgée de l'article de 2002, publié par la revue Espaces et sociétés (115, N°4), sous le titre : « vous entendez-vous entre voisins »


Philippe, 43 ans : « J'ai une voisine bruyante, mais de manière hypersexy. Elle habite l'immeuble voisin, je ne sais pas à quoi elle ressemble. Je me dis qu'elle doit être géniale au lit, elle a une gamme hallucinante de soupirs, de halètements, de gémissements. À tel point que j'en veux parfois à ma femme de ne pas posséder sa virtuosité. A vrai dire, je fantasme beaucoup sur elle. » (1)

Le lecteur de l’honnête et sérieuse revue Espaces et sociétés se demande peut-être où nous allons, si ça commence comme ça… À moins que, la psychanalyse faisant depuis belle lurette partie intégrante de la culture, il n’ait compris que nous allons à Vienne, au temps de Freud, et qu’il appréhende qu’on ne lui fasse, encore une fois, le coup de la fameuse « scène primitive ». Autrement dit, le traumatisme infantile lié à la perception (sonore ou visuelle, réelle ou imaginée) de l’accouplement des parents, à laquelle Freud donne une très grande importance au point d’en faire une scène centrale dans son édifice théorique. Ce sera bien le cas ici, en effet ! Mais j’espère pouvoir montrer quelques autres aspects de la relation entre bruit et fantasme, qui passent d’habitude à la trappe, le plus souvent victimes de la vulgate freudienne actuelle et son abus du terme « fantasme », et, comme dans l’exemple de Philippe, du néologisme « fantasmer ». Néologisme qui s’apparente à une contradiction dans les termes, car ce cher Philippe, strictement parlant, ne fantasme pas mais imagine, il met en images concupiscentes les extases de sa voisine et ses cris d’amour dans la nuit. Le vrai fantasme, c’est autre chose, il serait inconscient par définition pour presque tous les psychanalystes, et ses relations très compliquées avec l’imaginaire (au sens banal d’imagination) ont été bien explorées, concernant l’univers érotique, par le psychanalyste américain Robert Stoller il y a déjà une vingtaine d’années (2). Posons d’emblée le malentendu sur lequel repose cet abus de langage, qui tend à réduire la psychanalyse à une forme plus ou moins distinguée de pornographie : c’est la confusion entre la sexualité adulte et la sexualité infantile, cette pré-sexualité diffuse aux nombreuses erreurs d’adressage de la libido, qui, seule, intéressait Freud. Cet énorme malentendu est à vrai dire tellement populaire et insistant depuis un siècle qu’il pourrait bien s’agir là d’une défense de plus contre le scandale de l’existence de l’inconscient, un scandale tellement ancien, même, que l’on peut dire qu’il forme la trame de l’histoire de la découverte freudienne. On se souviendra, notamment, que dans l’analyse du rêve de L’Homme aux loups, le point décisif fut, pour Freud, la mise au jour de cette scène primitive ; son violent débat avec Jung pour savoir si cette scène est réelle ou si elle fait partie des fantasmes premiers devait finalement mener à la dissidence de ce dernier, et à la théorisation d’une psychanalyse jungienne largement dé-sexualisée. Freud oscillait entre deux thèses complémentaires : d’une part, il reconstruisait comme événement historique la réalité de la scène primitive, bien qu’il mettait l’accent sur le fait que ce n’est qu’« après coup » qu’elle est comprise ou interprétée par l’enfant ; d’autre part, il insistait sur l’effet de la scène primitive en tant que fantasme rétroactif, tout en indiquant que le réel en fournit au moins des indices.
De nos jours, on qualifie assez couramment de scène primitive tout son ou bruit inopiné, incongru, insolite, toute algarade, ou collision entre deux voitures par exemple... Nous tenterons de nous interroger sur le bien-fondé de cette place centrale donnée à la scène primitive comme originaire du vécu sonore, ou plus exactement de son interprétation par le jeune enfant.
Concernant le bruit et la gêne attribuée aux bruits entendus dans l'habitat, les bruits nocturnes sont différemment tolérés selon qu'ils appartiennent à la sexualité ou non. L’extrême rareté de plaintes déposées pour cause de tapage nocturne à l’encontre de couples ravis au lit témoigne d’une surprenante mansuétude du voisinage envers ces bruits sexuels qui tendrait à confirmer l'hypothèse de l'importance de l’impact sonore de la scène primitive.
Il n’est donc sans doute pas inutile, au risque de nous y complaire un peu trop, de nous informer un peu plus sur la réalité des manifestations sonores de l’orgasme humain. D’après la plupart des sexologues, les cris au moment de l'orgasme ne peuvent à eux seuls refléter son intensité. Ces cris sont en partie liés aux sensations ressenties, mais ont aussi comme but d'exciter le, la ou les partenaires (les voisins voyeurs ou « fantasmés » comme tels devenant des partenaires...). Précisons tout de suite que les cris au moment de l'orgasme, qu'ils soient feints ou pas, ne sont pas toujours reliés à des comportements appris, familialement ou culturellement. D'autre part, il y a des femmes qui, tout comme des hommes, éprouvent un orgasme intense même si elles le vivent en silence. Certaines peuvent même, à certains moments, simuler plutôt l’indifférence que l’extase pour que leur homme s’acharne à les faire jouir, encore et encore. Il n'est pas facile non plus de dire que les hommes montrent plus de retenue au moment de l'orgasme que les femmes, car il y a des hommes qui aiment ou même qui ont besoin de crier pour ressentir d'une part une plus grande jouissance et d'autre part, pour mieux exciter, eux aussi, leur partenaire.
Au plan culturel, depuis Simone de Beauvoir nos intellectuelles féministes ont dressé, livre après livre, le tableau d’une véritable histoire sociale de l’orgasme, d’où il ressort essentiellement qu’à notre époque, et dans nos sociétés occidentales, les plaisirs sexuels et l'orgasme féminin ont actuellement le beau rôle. Après avoir galeré pendant des siècles pour avoir le droit de s'exprimer sans s'attirer les foudres de l'Église, du corps médical ou de l'époux, l’orgasme féminin est enfin reconnu, et même exigé des hommes. Dans l'Antiquité, avec Hippocrate, le fœtus résultait du mélange des semences de l'homme et de la femme, et pour que celle de la femme soit abondante, il importait de lui donner du plaisir. Mais Aristote porta aux femmes un mauvais coup en avançant que seule la semence des hommes serait féconde : exit donc le plaisir des femmes. Au IIe siècle, Galien, célèbre médecin grec, reprend la version d'Hippocrate, éclipsée de nouveau par celle d'Aristote au Moyen Âge. Église et faculté de médecine serrent la vis et préconisent abstinence, chasteté et mise à distance de la femme, dont la sexualité est associée au diable. À la Renaissance, l'orgasme féminin sera de nouveau valorisé. Jusqu'au XVIIIe siècle, on continue de penser l'orgasme féminin comme nécessaire à la fécondation (retenons ce point), mais on préconisera de ne pas trop accoutumer les femmes aux jeux érotiques, domaine réservé des courtisanes professionnelles.
Cependant, rien n’est dit de la discrétion ou de l’exhibitionnisme plus ou moins involontaire des couples prenant leur plaisir. Il semble bien que, à travers le temps et les cultures, très peu d’enfants soient en réalité confrontés directement à une scène primitive entre leurs parents. Sans doute faut-il étendre le concept de la scène primitive à la découverte sidérante du domaine sexuel par la confrontation impromptue de l’enfant à n’importe quel indice révélateur de cette énormité impensable, la sexualité, et donc aussi de celle de ses parents. La scène modernisée devient ainsi un « organisateur tardif d’éléments disjoints » pour J.-B. Pontalis (3).
L'ethnologie aurait pu nous éclairer sur les relations entre sexualité et vécu sonore. Et d'abord, l'orgasme bruyant est-il une constante humaine fondamentale ou une variable culturelle ? Il doit y avoir, concernant la sexualité et l'orgasme, des cultures ou des classes d'âge plus ou moins discrètes ou exhibitionnistes, des significations sociales liées à l'orgasme et sa manifestation/occultation, et de surcroît rien ne dit que l'orgasme bruyant doive toujours être féminin...
Mais en ethnologie , on ne trouve à propos d’orgasme, dans le livre célèbre de Ford et Beach (4) (qui examine tous les aspects de la sexualité dans presque 200 cultures), que des exemples d’une grande discrétion sonore, en grande partie parce qu’il y a eu échec des investigateurs à rendre compte de la fréquence de l’orgasme dans les sociétés dites primitives, « les références à l’orgasme féminin dans d’autres sociétés que la nôtre sont relativement rares ». Les ethnologues du passé ont été trop souvent ou trop pudibonds, ou trop voyeuristes, les deux extrêmes provoquant l’autocensure. Ce qui, cependant, pourrait aller dans le sens d’une reconnaissance inconsciente par « les primitifs » de l’impact psychologique certain des manifestations sexuelles, sur les enfants en particulier. Je crois me souvenir que Georges Devereux, qui n’était pas, lui, un ethnologue coincé, avait pourtant retrouvé la même attitude prude chez les Mohave. Si la scène est dite « primitive », c’est parce qu’elle renvoie aux origines de la structuration œdipienne, et non pas, autre malentendu fréquent qui contient un beau fantasme et sans doute beaucoup d’envie, pour désigner la chute dans l’animalité d’un accouplement éperdu. Au contraire, dans notre culture occidentale, la nudité, les organes sexuels et l’accouplement humain ont cessé d’être soigneusement censurés, et certains jours, à la télé, je regretterais presque l’époque de la Reine Victoria (qui, selon la légende, aurait dit « no sex please, we are British ! »). Pour la première fois, sans doute, dans l’histoire, une société donne à regarder la sexualité. Peu importe, cependant, que les lois sociales cachent ou montrent les conduites sexuelles selon telle ou telle politique : au-delà des différences culturelles il y a un consensus persistant et massif contre une totale liberté sexuelle même dans les ethnies les plus apparemment permissives, et ce refus universel d’accorder pleine liberté à la sexualité laisse penser, avec Freud, que son refoulement partiel occupe bien une place centrale dans l’humain, aussi bien dans le processus d’hominisation que dans le fonctionnement psychique et dans la structuration des sociétés. Tout cela me donne à croire que malgré les différences anatomiques entre hommes et femmes, que chacun connaît ou croit connaître, le principal organe sexuel humain est bien le même chez les deux sexes, c’est le cerveau !

Mais laissons là la réalité et passons au domaine intrapsychique du fantasme proprement dit (la « réalité interne », comme disent, de façon insupportable pour certains, les psychanalystes), et de ses relations avec le monde sonore. Fantasmer est-il excitant, comme le dit Philippe au sujet de sa voisine ? Pas chez Freud, en tous cas : c’est la pulsion qui est excitante, et les fantasmes en canalisent l’excitation, et finalement permettent d’en maîtriser les réactivations du désir déclenchées par les percepts externes. Ils n’entraînent néanmoins aucun comportement instinctuel, ils ont une fonction de classification de l’expérience. Ils ne sont pas des déclencheurs, mais des ordonnateurs du désir humain. Le fantasme gère la vie sexuelle et s’interpose entre le sujet et son partenaire. En tant que représentant le complexe d’Œdipe, le fantasme de la scène primitive constitue la représentation à la fois de l’interdit de l’inceste et de sa transgression par identification aux partenaires. Freud, dont on oublie toujours qu’il était lamarckien et non darwinien, et qui croyait donc à la transmission des caractères acquis, croyait également à la sociogenèse de l’inconscient. Freud était sociologue ! Il postulait la transmission génétique de trois « fantasmes originaires », communs à l’humanité, et reliquats des temps primitifs : la scène primitive (ou scène originaire, à l’origine du sujet), le fantasme de la séduction (à l’origine de la sexualité), le fantasme de la castration (installant la différence des sexes). La scène primitive constitue le lieu théorique où Freud situe le plus clairement l’importance de l’entendu, et à ce titre elle est incontournable dans toute approche psychanalytique du monde sonore. Il est vrai que, par ailleurs, Freud mentionne « les racines auditives du Surmoi » comme provenant des traces mnésiques liées à la voix du père. « Étant donné le rôle que nous avons assigné aux traces verbales inconscientes qui existent dans le Moi, on peut se demander si le Surmoi, lorsqu'il est inconscient ne se compose pas de ces traces verbales » (dans Le Ça et le Moi, 1923). La voix du père, plus forte, plus grave, venant de plus haut sera essentielle dans la constitution du Surmoi. Mais à ce moment-là, nous sommes plutôt à l’arrivée qu’à l’origine de la psychogenèse, et pour l’essentiel du vécu sonore par l’enfant, les jeux sont faits depuis longtemps.
Une autre indication de ce que Philippe ne fantasme pas, mais qu’il est déjà engagé dans un imaginaire quasi-actant, réside dans le fait que le plaisir attaché au fantasme n’est jamais figuré aussi directement que dans ses propos, sans détours. Le fantasme est remanié par des opérations défensives, le déni, le renversement en son contraire, le retournement sur la personne propre, la projection, etc. Ces défenses témoignent assez du poids de l’interdit qui pèse sur l’expression trop directe du désir, dont le côté trop nature (la naturalité ?) de ses sources dans la sensualité du ressenti corporel, dans le pulsionnel, vont partout à l’encontre du maintien de la culture. Cet interdit universel du désir direct, de même que des contingences matérielles en empêchant l’assouvissement immédiat sur le mode du « principe de plaisir », constituent la raison d’être du fantasme, qui serait en quelque sorte l’agent secret du « principe de réalité ». Mais, agent double, le fantasme assure deux fonctions : il protège le Moi d’éventuels passages à l’acte constituant des transgressions de la morale locale, mais il assure quand même la permanence du désir, ne le mettant en scène que dans des représentations relativement admissibles socialement, donc négociables avec le Surmoi.
Classiquement, chez Freud, l’enfant conçoit la scène primitive ou originaire (Urszene dit Freud) comme un affrontement entre les parents, où le père jouerait un rôle sadique provoquant un effroi très spécifique (le fameux Sexualschreck), plutôt que comme un rapport amoureux. Il me semble que pour que cette scène porte, pour qu’elle soit « hypermarquante » selon l’expression de Cyrulnik, elle doit être exceptionnelle, sinon unique, et impérativement déclencher du Sexualschreck, de l’effroi sexuel. Cette dimension touchant au grandiose inaugural, bien présente aux premiers temps chez Ferenczi et Rank, disparaît souvent, même chez les auteurs post-freudiens les plus reconnus : le Sexualschreck reste absent chez Laplanche et Pontalis dans leur célèbre Vocabulaire de la Psychanalyse. Le Sexualschreck paraît essentiel, pourtant, pour assurer l’impact neurologique de la scène primitive, et la fonder, parfois, en tant que traumatisme sonore menant au complexe de castration et à l’Œdipe, comme le veut Freud. Mais, nous l’avons évoqué plus haut, la scène ne porte pas à tous les coups, et des enfants qui ne l’ont jamais entendue font malgré cela un parcours « sans faute » dans la course d’obstacles de la psychogenèse freudienne, en la reconstruisant, en quelque sorte, à partir d’« indices tardifs ».
Les successeurs de Freud ont souvent été aux prises avec les mêmes difficultés que Jung face à la scène primitive. En France, notamment, Laplanche et Pontalis mettent à jour en 1964 (5) la visée de Freud de parvenir à théoriser là, sous l’aspect anecdotique du trauma sonore, le concept de refoulement et son action préférentielle sur la sexualité, engageant ainsi la réflexion sur les destins divers de la scène, et sur son issue normale ou pathologique (comme pour l’Homme aux loups). Joyce Mc Dougall, partant de positions de Winnicott concernant l’intériorisation positive des conflits, esquissera également, loin du traumatisme, l’idée d’une perlaboration positive de la scène par l’enfant sain, mais dont l’échec entraîne une régression à la « scène primitive archaïque » (6) par l’enfant malade, avec un risque d’organisation psychosomatique : « Le désaveu du couple parental en tant que couple englobe aussi l’inconscient biparental ainsi que la relation de la mère à son propre père comme la relation du père à sa mère à lui, le tout représentant des scènes primitives occultées qui sont transmises à l’enfant. Tant qu’il n’existe qu’un corps pour deux, voire même un corps pour trois, composé de l’enfant et des représentations des parents indifférenciés, l’angoisse de séparation ne laisse pas de place pour contempler la scène de l’amour parental, sans que le sujet risque de basculer dans le vide de sa propre inexistence (…) Autrement dit, la scène primitive risque de s’inscrire dans l’image du corps ou bien dans le fonctionnement du soma ». J.-C. Lavie (7) pense, lui, la scène primitive dans le registre de l’autoengendrement : rêver de faire l’amour avec son parent du sexe opposé permet de se mettre en scène comme son propre géniteur, de maîtriser son origine, et d’évacuer la scène primitive comme roman familial œdipien. De même pour Guy Rosolato, la scène primitive permet de passer aux dimensions mythiques : « la quête de l’origine est intrinsèque aux fonctions du fantasme » (8).
Si nous suivons ce dernier auteur, nous pourrions penser que l’idée mythique d’Hippocrate et de Galien, relayée par le XVIIIe siècle, selon laquelle l'orgasme féminin est nécessaire à la fécondation, serait une expression consciente du fantasme de la scène originaire. Et si nous allons plus loin, sur le plan sonore sans doute aussi les cris orgasmiques ? Si l’on veut bien admettre ce point comme probable, je débouche sur l’hypothèse que les cris d’orgasme équivaudraient fantasmatiquement à la fécondation, et donc au « succès reproductif », triomphe darwinien, avant d’être, localement selon les endroits et les cultures, vu tantôt comme un trophée machiste, tantôt valorisé comme accomplissement de la féminité. Mais ces cris, triomphaux pour les partenaires, n’empêchent nullement le jeune enfant les entendant, qui ne connaît encore guère que des cris de douleur, de se fabriquer une scène primitive à connotation sadique, Freud ne perdant pas ses droits. En faisant encore un pas de plus avec lui et ses fantasmes hérités de la nuit des temps, on peut même se risquer à émettre l’hypothèse de science-fiction que le jeune enfant entendant la scène « sait » inconsciemment que deux adultes sont en train de réussir à se reproduire... ce qui pourrait bien connoter l’effroi sexuel d’un effroi lié aux origines, au pouvoir effrayant de ceux qui l’ont fait naître en ce monde. Ainsi que, plus trivialement, au déplaisir lié à la perspective d’avoir un petit frère ou une petite soeur.

Je n’avais pas eu l’occasion de revenir sur les relations entre bruit et fantasme depuis ma recherche d’il y a trente ans sur les significations attribuées aux bruits (9), qui fut à l’époque la première approche du problème de la gêne sonore en termes du sens de l’entendu. Ma recherche a reçu au fil des ans deux sortes de critiques, qui se contredisent : d’une part, on lui reproche le caractère foisonnant des significations sonores dégagées des entretiens quasiment cliniques que nous avions fait à l’époque, que je présentais en une quarantaine d’hypothèses (« ça part dans tous les sens », « tout est dans tout et réciproquement ») ; et d’autre part on en critique le réductionnisme des interprétations psychanalytiques, qui tentaient de tout ramener à des réactivations pulsionnelles au travers d’une grille fantasmatique jugée trop pauvre. Tout ça est vrai, naturellement. Mais je me demande encore aujourd’hui si ces critiques s’adressent à ma recherche où à la réalité complexe qu’elle évoquait, aussi imparfaitement soit-il.
Le foisonnement de ces significations de la gêne ou du plaisir sonore résulte largement du fait qu’elles font intervenir des dimensions très hétérogènes : à la fois sociales et idéologiques au niveau de la société globale ; plus relationnelles en ce qui concerne le groupe de voisinage ; très subjectives, enfin, au niveau individuel où se reflètent des dynamiques de conflits souvent inconscients. Une première distinction, évidente, est déjà à faire entre le niveau inconscient et conscient du vécu des significations des bruits. Au plan inconscient, c'est le symbolisme fantasmatique qui joue le rôle le plus considérable, bien qu’un niveau plus archaïque existe également, riche en significations puissantes. Nous n’aborderons que ce seul champ inconscient à l’occasion de ce bref article, mais sans pour autant oublier qu’au niveau conscient, pratiquement toutes les représentations peuvent intervenir dans un complexe bruit/gêne/signification, sur un mode associatif, mais aussi en tant que projection sur le monde sonore de toutes sortes d’insatisfactions d’ordre social ou familial : c’est l’explication de la gêne par le bruit comme bouc émissaire. De surcroît, la gêne n'est souvent qu'un moment particulier de tout un processus dialectique entre ces catégories de significations. Les recherches sur la perception du monde sonore restent donc balbutiantes, car il faudrait pouvoir étudier les enchaînements entre ces diverses significations, ce qui n’a encore jamais été possible. Les personnes interrogées lors des meilleures enquêtes (pour ne pas parler des sondages !) en restent toujours aux bruits isolés, statiques. Autant que je sache, aucune n’a décrit, par exemple, comment et pourquoi un bruit, perçu comme gênant, est devenu tolérable après un certain temps (de quelques secondes à quelques mois...) ou l'inverse à certaines périodes, etc. Nous nous trouvons face à un univers polysémique, qui plus est en mouvement dialectique permanent, déjà au niveau individuel, alors qu’il faudrait de surcroît parvenir à saisir la complexité d’un niveau interpersonnel.
Le niveau le plus archaïque, celui où naissent les premières significations sonores, est bien sûr celui du temps intra-utérin et néonatal, celui où le fœtus pouvait commencer à éprouver deux affects liés à deux types d’expériences sonores. D’une part celle du plaisir, de l’Eros (les rythmes, mais aussi le calme d’une enveloppe sonore familière, et d’une temporalité connotée positivement) ; et d’autre part celle du déplaisir, de l’angoisse de mort (l'insolite, le silence absolu, le bruit violent). Dans des travaux psychanalytiques déjà anciens, l'importance de la voix de la mère avait déjà été relevée, notamment par F. Dolto et D. Anzieu. Les sons de la voix de la mère lors des premiers rapprochements entre la mère et l'enfant, alors que ces sons ne sont pas figurables, garantissent déjà la satisfaction, le repos. Une des sources importantes de la sensibilité ultérieure à la musique, aux sons chargés de libido narcissique par les organisations mélodiques, c'est la voix caressante de la mère. Pour Didier Anzieu, qui cite Bion, Kohut, Lacan et Winnicott, il y a « existence précoce d’un miroir sonore, une peau auditivophonique, et sa fonction d’acquisition par l’appareil psychique de la capacité de signifier, puis de symboliser » (10).
De même pour l’éthologue Boris Cyrulnik, pendant la grossesse, « quand la mère parle, le bébé perçoit les basses fréquences filtrées par la poitrine, le diaphragme et l’utérus : la voix de la mère lui parvient lointaine, douce et grave. Celle du père est mieux perçue, plus intense et plus aiguë. » Cyrulnik pense que le passage de la chose à l’outil et à l’objet se fait par le contexte affectif, qui socialise le sens (la signification !), et qui constitue donc l’ontogenèse de l’objet. Il me semble, dès lors, qu’une forme possible de la gêne due aux bruits pourrait correspondre au blocage de ce travail d’élaboration du sens, donc à une désobjectalisation de l’entendu qui symboliserait l’absence du regard affectueux et du monde sonore enveloppant de la mère. L’émergence des significations se situe pour Cyrulnik dans la notion d’imprégnation, « une même information peut prendre, selon le moment du développement de l’organisme qui la reçoit, une valeur hypermarquante, ou, au contraire, tout à fait nulle » (11) Sa position semble autoriser à parler d’imprégnations sonores tout autant que des visuelles, plus classiquement éthologiques.
Daniel Stern, grand spécialiste en néonatalogie, insiste, lui, sur la temporalité dans la psychogenèse de l’enfant, notamment dans ce qu’il nomme des « contours de vitalité », qu’il illustre par l’exemple amusant du bruit de l’aspirateur. « On voit souvent chez les enfants d’un an une sorte de phobie des aspirateurs, en grande partie parce qu’ils ont cette capacité de démarrer brusquement, avec cette forme de courbe de montée de bruit trop rapide. Si la montée du bruit est lente, on va avoir une sensation d’intérêt. Si le bruit est élevé et chute tout à coup, on va expérimenter quelque chose comme de la joie (exactement ce que Freud a dit en parlant de principe de plaisir). Si c’est un niveau de bruit élevé et qui persiste, on commence à être fâché, à éprouver de la colère » (12) Stern poursuit en évoquant les bienfaits affectifs de la musique et de la danse. Ici, nous pouvons faire la même remarque, la gêne due au bruit prolongé serait liée au fait qu’elle empêche cette mise en forme musicale par les « contours de vitalité ».

Le vécu intra-utérin de relations sexuelles de la mère a été parfois mentionné par divers auteurs (13) pour s’étonner que Freud n’en parle pas au sujet de sa célèbre scène primitive. Personne, sauf Salomon Resnik dans un sens, ne semble en revanche avoir mentionné l’expérience fœtale de l’accouchement comme précurseur de la scène. Avant l’invention de la péridurale, les femmes ont enfanté dans la douleur, pendant des dizaines de millénaires. Il me paraît, quant à moi, évident que les cris de la mère lors du travail d’accouchement, ses mouvements, l’agitation des aides autour de son lit, pourraient constituer autant de percepts sonores déjà porteurs de Sexualschreck qui, à leur tour, pourraient bien être associés, dans l’après-coup, à ceux des relations sexuelles. Cela me paraît renforcer l’idée précédente d’un effroi des origines lié au Sexualschreck.
Avec cette remarque sur l’accouchement je crois être proche de Winnicott, quand, dans un contexte certes assez différent, il écrit sur la culpabilité de l’enfant liée à la souffrance de sa mère lors de cet événement inaugural. Il ira même jusqu’à écrire que si les filles ont la chance, par rapport à cette culpabilité plus ou moins consciente, de pouvoir s’en dégager en se sachant promises un jour à être mères à leur tour, pour les garçons l’impossibilité anatomique de cette solution les conduit à payer cash en souffrance physique dans des sports violents et les combats des guerres… S’étriper joyeusement entre vrais hommes pour solde de tout compte envers les affres infligées autrefois à sa génitrice, serait-ce la vraie étymologie du mot « soldat » ? Il me semble, en tous cas, que si le vécu sonore de l’accouchement constitue ainsi un pré-schème de la scène primitive, celle-ci acquiert quelques nouvelles dimensions symboliques, et l’on comprend plus aisément qu’il renvoie à l’origine du sujet. Plus tard, entendre l’orgasme de la mère pourrait, dès lors, équivaloir à revivre sa propre naissance, plus ou moins combinée à celle du couple parental, à la refondation de l’amour entre les parents, pourquoi pas. Dans le même registre, pour Salomon Resnik il y a, surtout chez les enfants aînés, une culpabilité liée à ce qui est fantasmé comme un viol de la mère lors de l’accouchement, ce qui fait de la scène primitive également une reviviscence, mais de l’ordre d’un déjà-vu (14).

Il convient sans doute, au terme de ce modeste travail, de distinguer dans le monde sonore entre du bruit qui équivaut symboliquement à la scène originaire, et du bruit qui, même directement sexuel, n’a en aucun cas la même charge dramatique en termes d’effroi sexuel infantile. Le bruit des fêtes se laisse penser dans ce dernier registre, comme l’attestent les données de l’ethnologie. Dans le charivari, dans le carnaval, les rituels liés au solstice d’été, etc. était tolérée une certaine liberté sexuelle codifiée, une fois par an. Mais dans ces fêtes, les couples, occasionnels ou non, faisaient preuve de discrétion en s’isolant. Les sociétés dites primitives semblent ignorer l’orgasme collectif, comme le montre la relecture du Ford et Beach (1951), tout du moins elles n’en parlent jamais aux ethnologues... Mais il en existe parfois, en revanche, dans nos sociétés occidentales à nous, au titre de célébration ou rituel extrêmement exceptionnel, qui du coup fait assez l’effet d’une scène originaire collective, et dans le fantasme même à l’échelle de l’espèce humaine entière. Ainsi, lors de la libération de Paris, pendant la nuit du 24 août 1944, des témoins rapportent avoir entendu une vaste clameur orgasmique monter au ciel, celle des très nombreuses parisiennes sur les quais de la Seine jouissant entre les bras de leurs libérateurs (15). Une scène tout à fait semblable m’a été rapportée jadis par un témoin oculaire digne de foi, qui avait assisté lors de la libération de La Haye par les soldats canadiens, à une immense orgie sexuelle entre eux et les belles de l’endroit, sur l’esplanade centrale de la ville, le Malieveld (16), à la situation dans la ville assez comparable à celle des Invalides à Paris. Il est avéré, par ailleurs, que des scènes analogues se sont produites, plus étrangement, lors des funérailles nationales de Victor Hugo (lui-même grand fornicateur devant l’Éternel). Étrangeté qui peut nous ouvrir une autre piste, car ces phénomènes témoignent, il me semble, de nouveau du lien maintes fois souligné entre la sexualité et la mort. La gratification d’une dose d’endorphines naturelles sécrétées dans le cerveau au moment de l’orgasme (endorphines dans lesquelles certains ont vu, lors de leur découverte, la confirmation de la libido de Freud et de toute sa métapsychologie !) préside à cette dissolution temporaire du Moi, recherchée à travers l’orgasme non seulement comme oubli de la réalité extérieure, mais pour assurer la maîtrise symbolique contre la mort que représente le fait de rapidement reprendre ses esprits après cette dissolution du Moi. Ainsi, le génie de la langue populaire française se voit confirmé dans son intuition que l’orgasme constitue une « petite mort », utilisée à outrance dans les grandes souffrances psychiques pour conjurer la grande, la vraie : Eros contre Thanatos.
L’observation suivante me paraît plus complexe quant au statut du sonore. Il y a une trentaine d’années, en formation à Sainte-Anne, j’étais en séance avec une de mes premières patientes, une grande obsessionnelle. Soudain, j’ai cru rêver en entendant un hélicoptère essayer d’atterrir en plein sur les courts de tennis de la cour ! La patiente obsessionnelle ne bronche pas, moi je panique car je n’ai jamais encore entendu un hélico à Ste Anne, je suis persuadé d’un crash imminent, et, envisageant de nous mettre à l’abri illico, j’interromps la séance quelques secondes, le temps de constater qu’il n’y a pas de danger. La patiente s’étonne de cette interruption, elle ne comprend pas l’importance du bruit de l’hélico, pourtant assourdissant. En fait, il s’agissait d’une urgence pour le service de traumatologie voisin (accidents de la route). Mais à la séance suivante, à nouveau seuls le soir dans un silence total, elle entend tout à coup un presque inaudible crissement de gravier dans l’allée en bas, et là elle s’exclame « quelqu’un vient nous espionner ! » Formidable. Pourquoi donc ma patiente d’il y a trente ans avait t-elle donné le statut de scène primitive à notre colloque, et à l’infime crissement du gravier celui d’un Surmoi venant nous punir, et ne l’a t-elle pas donné à celui d’une probable catastrophe imminente ? Le mécanisme d’isolation caractéristique de la névrose obsessionnelle lui permettait-il de préférer le fantasme d’une petite mort à l’annonce de la grande ?
Associant librement là-dessus, pour moi le caractère exceptionnel de la scène primitive et de son Sexualschreck pourrait expliquer le fait que des riverains de l’aéroport de Roissy, excédés par les survols incessants des Airbus, pourtant assez discrets en décibels, non seulement supportaient mieux, mais même attendaient dans leur jardin impatiemment, comme un spectacle grandiose, le survol unique du matin par le Concorde, qui, lui, était extrêmement bruyant. J’écrivais récemment à ce propos : « Un certain sentiment d’identité est réveillé dans toute la région lors des survols, deux fois par jour, du Concorde, très généralement valorisé comme prouesse technique. Il faut noter que les interviewés ne parlent presque jamais de l’atterrissage du soir, sans doute relativement discret ; le bruit de tonnerre de son décollage par contre fait résonner toute la région, et ces réfractions sonores semblent conférer au décollage quotidien du Concorde la qualité d’un événement révélateur de l’identité locale. Par ailleurs, le caractère unique du Concorde permet de retrouver l’aventure initiale de l’aviation, dont l’image a beaucoup pâli du fait des Airbus : avec ces derniers, l’aviation rejoint la RATP... Bref, aimer le Concorde, c’est rejoindre Saint-Ex, Guillaumat et Mermoz, contre les pilotes-fonctionnaires de notre époque... Un couple de Gonesse : « Le Concorde est magnifique, il passe tous les jours à 11h30, il est très bruyant mais c'est la technologie française, et le progrès, et sur Gonesse heureusement il est déjà haut » (17).

Je serais, quant à moi, au vu des réactions qu’il provoquait, assez d’avis de conférer au formidable bruit du passage du Concorde le statut de symbole de scène primitive. Y compris dans des fantasmes liés à son origine franco-britannique, le Concorde c’est quelque chose qu’ont fait ensemble De Gaulle et la Reine d’Angleterre et qui fait trembler les murs de temps à autre. Et là, c’est bien du fantasme, le mien.  

 


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1 - Confidence anonyme trouvée sur Internet en février 2003.

 

 

 

 



2 - Robert J. Stoller, 1979, L'Excitation sexuelle, Paris, Payot; (Science de l'homme), 2000, 348 p. ; 1984, l’Imagination érotique, Paris, PUF, 1989.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 













 

3 - Dans son Argument pour « La scène primitive et quelques autres », Nouvelle Revue de Psychanalyse, n°46, 1992

 


4 - Clellan Ford, Frank Beach, 1951, Patterns of Sexual Behaviour, p.35-36.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 











 

 

5 - Jean Laplanche, Jean-Bertrand Pontalis, 1964, Fantasme originaire, fantasmes des origines, origines des fantasmes, Paris, Hachette, 1985.

6 - Joyce Mc Dougall, « La scène primitive et quelques autres », Nouvelle Revue de Psychanalyse, n°46, 1992, p.147.

 



7 - « La scène primitive et quelques autres », Nouvelle Revue de Psychanalyse, n°46, 1992, pp.12-13.

8 - Rosolato, « la Voix » et « Paranoïa et scène primitive », in Essais sur le symbolique, Gallimard, 1969.

 

 

 

 

 



 

9 - Manuel Periáñez, Florence Desbons, 1975, Les significations de la gêne attribuée aux bruits dans l'habiter, CEP.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 









10 - Didier Anzieu, « L’Enveloppe sonore du Soi », in : Le Moi-Peau, p160.

 

 

 


11 - Boris Cyrulnik, La naissance du sens, Paris, Hachette 1991, p.33.

 

 



12 - Daniel Stern, Clinique psychanalytique de la sensorialité, Paris, Dunod, 2002, pp.27-46.


13 - Guy Rosolato, « La scène primitive et quelques autres », Nouvelle Revue de Psychanalyse, n°46, 1992, p228.

 

 

 

 

 





 

14 - Salomon Resnik, communication personnelle à Catherine Langumier, 2002.

 

 

 

 



15 - Cf. Dominique Lapierre, Larry Collins, 1964, Paris brûle t-il ?

16 - Communication personnelle de Frits Toonen, vers 1963, à La Haye.

 

 

 

 
















 

 

 

17 - Manuel Periáñez, Le bruit des avions est-il négociable. ? IPSHA, ronéoté, mai 2001.