Manuel Periáñez______________________________________________manuelperianez1940@gmail.com |
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Au fond du lac, quoi ? Freud hydrologue... (1994)
Lieux possibles de l'imaginaire lacustre dans une anthropologie psychanalytique Il y a, avant tout, l'eau, et sa surface souvent lisse comme un miroir, qui la distingue radicalement de celle, presque toujours agitée, de la mer et de celle trop petite de l'étang et de la mare qui ne renvoient plus l'image de l'environnement, c'est-à-dire du monde. La réfraction, le miroir et l'immobilité sont des facteurs liés à une fantasmatique très ancienne dans la psychogenèse de l'enfant. Le miroir du regard de sa mère, où s'établit d'après Winnicott son premier sentiment d'exister avant même que l'enfant ne conçoive ce qu'est une mère ou un regard (1), peut se métaphoriser dans le miroir-regard du lac. Il y a ensuite le périmètre clos du rivage du lac, qui conserve symboliquement ce qu'il contient, et qui renvoie au champ clos des affrontements kleiniens archaïques, à deux (le nourrisson et sa mère), puis freudiens -œdipiens (à trois, le père entrant en scène). Là où mer et rivière se donnent comme infinis, le lac comme lieu clos désigne une finitude et un lieu, symbole élémentaire du sexe de femme, mais sans doute aussi de la chambre parentale interdite la nuit, celle de la scène originaire. Par ailleurs, comme celui de la mer ou de la rivière, le rivage du lac met plus abstraitement en scène la transitionnalité winnicottienne entre la réalité psychique et la réalité matérielle (2). Il y a enfin le fond du lac, avec d'une part la pérennité assurée de tous les secrets qu'y viennent s'y déposer, car, métaphore de l'inconscient, le temps n'y existe pas; et d'autre part la théâtralisation de la séparation d'avec les objets d'amour ou de haine: engloutissement et disparitions à épisodes (fort-da toujours actif dans les contenus infantiles de l'inconscient), mais aussi la mort et les disparitions ultimes (qui ne font partie que de l'imaginaire conscient, l'inconscient ignorant la mort comme le temps). Si ce dispositif spatial distingue le lac de la mer ou de la rivière, il existe entre eux cependant des points d'analogie aussi bien que des spécificités, comme le montrent les mythes, contes et légendes. Le recours à la psychanalyse des mythes, populaire chez les analystes du temps de Freud, est aujourd'hui un exercice parfaitement rétro. Le statut de ce matériel, Freud l'a signalé, est intermédiaire entre la fantasmatique individuelle et les objets de la culture "sublimée"; ils fonctionnent comme des mises-en-scène de la part socialement admise de la fantasmatique, à laquelle ils donnent partiellement accès, comme le rêve, le lapsus et l'acte manqué — ou la cure psychanalytique pour l'individu. La formidable compilation mythographique de Stith Thompson (3), volontiers citée par Cl. Lévi-Strauss, contient un thesaurus d'environ 150000 entrées provenant du monde entier, à toutes les époques, et possède une grande valeur anthropologique. Ces données sont devenues disponibles dans les années soixante, quand le mythe n'intéressait plus les psychanalystes... L'utilisation de cet outil, cependant, nécessiterait de s'interroger au préalable sur son statut par rapport à la notion d'imaginaire social, sur la sociologie de la mythogenèse: qui raconte ces histoires à qui, dans quelle classe sociale de quel type de société, par exemple... Nous ferons ici l'impasse sur ces variables ethnologiques, et tout sociologue que nous soyons par ailleurs, nous suivrons un George Devereux, élève de Mauss avant d'être psychanalyste des Indiens des Plaines, dans l'idée de l'universalité anthropologique de la structure de l'inconscient: Ça, Moi et Surmoi, complexe de castration et Œdipe existent pour Devereux comme pour Freud — chez les humains de toutes les cultures depuis le Néolithique, sinon depuis le Paléolithique, malgré les différences souvent considérables du "segment ethnique de l'inconscient" (4) qui ont pu induire en erreur un Malinowsky, voire un Róheim, attachés l'un à nier l'universalité de l'Œdipe, l'autre à décrire ses variations culturelles (5)... Nous allons donc utiliser le "Stith-Thompson" de la façon apparemment la plus imprudente, en versant provisoirement dans un unique melting-pot mondial l'ensemble de son matériel, au nom de l'unité fondamentale de l'esprit humain — ce qui ne signifie nullement que nous croyions à une "nature humaine" inaltérable et plus ou moins divine: nous parerons à cette objection (marxiste, mais néanmoins juste) en nous déclarant non-naïf et solidaire d'une dialectique qui rend l'humain évolutif, y compris dans la sociogenèse de son inconscient que Freud n'ignorait certes pas, mais évolutif à l'échelle des dizaines de millénaires seulement. Ce n'est pas non plus de structuralisme tardif dont je me rends coupable: je devrais alors proposer un corpus de mythes traitant des lacs et débusquer une belle structure qui leur soit commune envers et contre les apparences manifestes des ethnies qui les racontent, assorties de préférence de leurs "lois de transformation". Mon propos est infiniment plus modeste: je prétends qu'on ne peut parler avant d'avoir compté, que les trois éléments de l'imaginaire lacustre que j'ai décrits en commençant pourraient bien s'avérer m'être personnels et ne pas participer de l'imaginaire social du lac: pour parler comme Devereux, mes idées introspectives sur la surface, le rivage et le fond du lac ne renverraient qu'à mon seul inconscient individuel et ne participeraient en rien du "segment ethnique" que j'ai en commun avec tous les occidentaux. Nous avons sans doute suffisamment posé que l'espace lacustre nous intéresse dans la polysémie de toutes ses reprises par l'esprit humain en général. Mais avant d'aborder l'espace lacustre, il faut commencer par l'eau. Le comptage rapide des entrées de l'ouvrage de Stith Thompson traitant des éléments "bachelardiens" fait déjà apparaître l'importance primordiale de l'eau:
On peut être surpris de la faible importance de l'air, pourtant plus immédiatement vital pour l'homme, et penser que l'importance d'un élément dans les mythes diminue avec son importance réelle dans l'environnement : l'air est tellement vital qu'il est intégré à l'existence humaine sur un plan presque anatomique; il n'est que très rarement cité comme le protagoniste d'une action. Ce soupçon s'accroît quand on prend la peine de dresser le tableau des thèmes les plus importants de l'Index de Stith Thompson (ceux qui font au moins deux pages entières, faciles à repérer, cf. Tableau ci-dessous)
En effet, qu'est ce qui est plus important que l'eau? Si l'eau n'est pas un élément contextuel omniprésent mais un acteur important dans le récit, son importance le cède au Cheval et au Roi. qui ont 400 entrées chacun dans l'Index. Et on peut se demander si ce ne sont pas les femmes, donc les mères, qui sont les vecteurs essentiels des mythes racontés aux enfants le soir, compte tenu de cette primauté des princes charmants sur leurs destriers. En second rang, le Chien, l'Arbre et la Femme; en troisième rang la Nourriture, et en quatrième rang ex aequo l'Amour et les amants et l'Eau. Dans ce décompte qui ressemble à un hit-parade de l'humanité traditionnelle, Freud serait peut-être étonné de voir les acteurs de sa métapsychologie, le Père, la Mère, la Mort loin derrière le Poisson, le Magicien, la Vache et le Serpent avant d'y voir l'action des mécanismes de défense déguisant le père en Roi, Magicien ou Géant, la mère en Eau, Vache ou Géante, les enfants en Amants et Princes, le pénis en Cheval, Arbre, Poisson ou Serpent, l'utérus en Maison, les pulsions menaçantes du Ça en Loups, Lions et Tigres, et la merde, comme il se doit, en Or... Insupportable Freud, qui paraît toujours rabaisser ce qu'il y a de plus noble en l'homme, et comme on est tenté de comprendre Jung et Bachelard, si convenables et si poétiques, eux, et même un Gilbert Durand, dont le mysticisme fait si agréablement frémir. Mais restons avec Freud, et revenons au lac. Si on regarde la fréquence des thèmes associés à l'eau dans l'Index de Stith Thompson (occurrences principales et contextuelles), on obtient le tableau suivant:
On remarque alors que si on fait le total des occurrences contextuelles et principales du thème de l'eau, son importance n'est plus de 280 entrées mais de 1115 ! L'eau semble donc bien l'élément le plus important associé aux aventures des hommes, trois fois plus cité que le Cheval-pénis ou le Roi-père. De fait, il semble difficile de s'en passer, quelle que soit la péripétie mythique en cours.. Mais quittons la comptabilité pour le contenu thématique des mythes. Une analyse de ce contenu est proprement impossible à partir du Stith Thompson, qui n'est qu'un monumental Index, incitant à manier les quantités, et à aller aux sources bibliographiques. Les seuls énoncés thématiques permettent cependant de mesurer déjà toute la diversité des contenus culturels, au plan manifeste de ces élaborations secondaires" par rapport aux éléments fantasmatiques de l'espace lacustre dont nous cherchons quelque signe. Les origines de l'eau sont elles-mêmes déjà loin de faire l'unanimité. Pour les Juifs, sa création est une punition divine, et il y a des eaux mâles et des eaux femelles; tandis que pour les Tupinamba le déluge n'a pas ce caractère, il fut "naturel". Pour les Chiriguano, des jumeaux divins créèrent les eaux. Pour les Celtes, les africains Upoto, pour les Finnois et au Nebraska, l'eau provient des larmes. L'eau vive, qui coule ou fait des vagues, est remuée par le souffle de monstres Maori ou déplacée par les montagnes chez les indiens californiens... Les lacs sont créés par des mûriers sauvages ou des pierres magiques en Indochine et en Irlande, et en Chine par des processions de seaux d'eau inépuisables (comme dans l'Apprenti sorcier de Dukas), tandis qu'en Sibérie chez les Kirghize ils ont été creusés par un bœuf primordial. Chez les danois on creuse jusqu'au renversement total dans le contraire : le lac jaillit là où on laboure trop une île. Le lac est l'œuvre du diable (Finlande), des fées (Irlande), des filles des dieux (Inde) ou de la pisse du cheval (Irlande). Il marque l'endroit du viol d'un tabou (Afrique), ou celui où le roi aveugle cueille des lys des marais. Enfin, certaines femmes irlandaises peuvent se transformer en étang, mais il y faut la vertu d'un Saint pour que le lac irlandais soit un lac de lait.
Les événements extraordinaires liés à l'eau, à la mer ou à la rivière sont nombreux, mais ceux liés aux lacs sont par contre très rares. L'eau sous toutes ses formes, y compris celle des lacs, peut bondir hors de son lit pour noyer et punir ainsi un malfaiteur irlandais. A l'inverse, son niveau peut descendre brusquement, et le fond remonter afin de sauver un bienfaiteur juif. L'eau des Juifs par ailleurs s'arrête toute seule de couler quand on n'en a pas besoin; quant à sa régénération, les Hawaiiens répandent des noix mâchées sur sa surface et elle redevient claire. La mer en Estonie peut décider de changer de place; les poissons peuvent tous disparaître pour protester qu'une mère finnoise ait lavé son garçonnet avec l'un d'entre eux; elle se solidifie comme de la terre si l'on y enterre un irlandais. Les vagues, en Irlande deviennent réverbérantes à l'approche d'une bataille, durant laquelle elles ont l'habitude de gémir. Le calme plat, béni des marins, ne l'est pas en Islande où il peut provoquer des naufrages. La mer juive parle, chante, donne des fruits, de l'eau douce, et ouvre un chemin à chacune des tribus d'Israël en formant des piliers de mille kilomètres. La rivière poursuit les fugitifs grecs et africains, et devient brûlante si un ascète s'y lave. La rivière irlandaise peut aussi bouillir ou cesser de couler pendant une journée, et si la rivière indienne vous trouve sympathique elle en fera autant. De même, la rivière juive respecte le Sabbat. Le torrent indien s'arrête au milieu de la nuit et reste parfaitement immobile. Il peut se diviser en deux si un viol est commis sur son lit. Des êtres étranges utilisent l'eau de feu de la rivière amazonienne pour faire la cuisine chez les Chiriguano. Au passage d'une personne sacrée une source peut jaillir en Espagne, et dans les mêmes circonstances un puits juif donne son eau de lui-même, ainsi qu'aux moutons d'un homme pieux, tandis qu'à certaines heures du jour l'eau d'un puits irlandais est amère si on y a jeté la tête coupée d'un homme impie. En Inde, un réservoir d'eau trop grand ne recueillera pas d'eau malgré des pluies abondantes. Mais concernant les lacs, il ne s'y passe pas grand-chose: quand un héros irlandais entre dans un lac, le gravier du fond remonte à la surface; le lac irlandais peut pétrifier le bois; et en Inde, si on jette un mort dans un lac son eau devient noire comme l'encre et fait mourir tout ce qui y vit. Amusante comme toujours, la diversité énumérée ci-dessus nous mène à l'égarement par l'anecdote du niveau manifeste, là où nous attendions des signes plus cliniques dont la concision nous dispenserait de remonter aux textes intégraux: peine perdue, pour une analyse en règle, les textes entiers s'imposent, et en V.O. encore! Nous pouvons regrouper la totalité des entrées concernant le lac dans le Stith-Thompson en dix thèmes:
Si nous comparons le lac (59 entrées), la rivière (129) et la mer (145, et 175 avec les Vagues et la catégorie Submarine) dans la thématique du lac selon cette compilation classée en dix familles, on s'aperçoit qu'aucune spécificité des mythes de lac n'est immédiatement apparente: la mer et la rivière possèdent elles aussi des contes et légendes comparables, et parfois presque les mêmes, fonctionnant également sur ces dix thèmes. La comparaison du lac, de la mer et de la rivière montre surtout quantitativement le caractère de rareté des lacs, où il ne se passe pas trop souvent quelque chose. Le lac semble un endroit où trouver le calme, loin des drames et événements tumultueux de la mer et de la rivière. Quand le lac agit, il se comporte précisément comme rivière ou comme mer, et quand la mer est étale on dit qu'elle est "un vrai lac". De même, la rivière indienne, on l'a vu, peut gratifier ceux qu'elle aime en adoptant l'immobilité du lac... L'espace lacustre, tel que j'en voyais au début les trois éléments principaux, est remarquablement absent de la mythographie: personne ne semble s'intéresser à son miroir, à son champ clos ni à sa scène transitionnelle, et force m'est de conclure que le mythe ne vise pas des abstractions prétentieuses et qu'il n'a que faire de l'espace lui-même, du cadre de l'environnement, mais essentiellement des actions qu'y peuvent s'y dérouler. Les spécificités de "l'imaginaire métaculturel" du lac me semblent dès lors bien être celles de l'inaltérabilité, de l'immobilité, de la spécularité éternelle, et de la rareté de ces expériences, d'autant plus précieuses que ce sont les dimensions à la fois "impensables" au niveau mythique (le fantasme reste inconscient) et dont les mythes tracent le pourtour, en quelque sorte la "lacune". Il semble humainement difficile de se représenter l'inconscient autrement que par des métaphores spatiales visant, opération préalable, à l'hypostasier et à rendre plus familière son invisibilité : l'inconscient est caché, soit à l'intérieur de l'esprit humain qui posséderait une structure en écorce d'arbre, soit de façon géologique, souterraine ou subaquatique, il serait disposé en strates successives. Freud le premier n'échappe pas à ce travers, dans divers schémas et croquis qui émaillent son œuvre tout au long, et où l'inconscient est toujours situé en bas, la conscience au centre, et le Surmoi bien sûr en haut. Le lac convient à une telle métaphore de l'inconscient, avec ses trois strates, le fond, l'eau, le ciel, presque aussi bien que la mer (dont la dynamique des courants, des vagues et du vent rejoint encore mieux les phénomènes psychanalytiques). Le lac et la mer sont remarquablement absents de l'Index général des Gesammelte Werke de Freud, où ils n'apparaissent qu'à propos de l'agoraphobie et des serpents (de mer). U eau elle-même n'intéresse Freud que dans le rêve comme symbolisme de la naissance. Mais la fantasmatique des origines de la vie psychique n'a été abordée que par ceux des successeurs de Freud qui se sont attachés à théoriser la psychogenèse comme Ferenczi, Klein et Winnicott. Freud lui-même, centré sur sa découverte œdipienne, avait besoin d'un modèle dynamique des processus inconscients dans lesquels, depuis son Esquisse de 1895, on trouve facilement des métaphores de circulation hydraulique de la libido — et ses détracteurs ont pu ironiser sur ce Freudplombier des débuts de la psychanalyse. Mais Freud a aussi comparé la tâche thérapeutique de la psychanalyse à celle de l'assèchement du Zuyderzee (6), où, on le sait, avant de livrer de nouvelles terres aux hommes, la mer tumultueuse du Nord, poldérisée par des digues, est d'abord réduite à l'état de lacs immobiles, déjà beaucoup plus fréquentable, exactement comme le montre notre examen superficiel des données mythographiques. |
_liens 1 -Donald W Winnicott, 1971, Jeu et réalité, Gallimard 1975, chap. "le rôle de miroir de la mère ", p. 153.
2 - Donald W Winnicott, op.cit., chap. "objets transitionnels et phénomènes transitionnels", p. 7.
3 - Stith Thompson, 1966, Motif Index of Folk-Literature, 2nd printing, Indiana University Press. 4 - George Devereux, 1956, "Normal et anormal", in Essais d'ethnopsychiatrie générale, Gallimard 1977, 3e éd 5 - Devereux récuse les critiques de Malinowsky dans A Study of Abortion in Primitive Societies, New York 1955. Il critique la méthode de Róheim dans De l'Angoisse à la méthode, 1967, Flammarion 1980, pp.336-337..
6 - Sigmund Freud, 1915-1917, Gesammelte Werke, XV, "Die Zerlegung der psychischen Persönlichkeit", p.86. |