Le paysage sonore interne (1983)
   

Manuel Periáñez_____________________________________________manuelperianez1940@gmail.com
 
       

 

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Le paysage sonore interne (1983)

Article publié dans la défunte revue Recherche et Architecture, n°55, pp.48-57

   
   
   
   
   
   

L’hypothèse du « paysage sonore interne » tente de remplir une lacune de la recherche actuelle sur les paysages sonores : nulle part n’est prise en compte une attitude active désirante et demandante par rapport à ces environnements, comme on peut le constater à la lecture des Actes du Colloque du Plan Construction sur le paysage sonore urbain par exemple (1). L’idée est parfois évoquée que les individus sont eux-mêmes bruyants, et c’est déjà un pas. Tenter de savoir comment nous réagissons à l’environnement acoustique (les études des parcours des piétons, par exemple, ou les suivis d’opérations de paysagisme acoustique) est tout à fait louable. Mais nous pensons qu’il manquera à ces options quelque chose de fondamental si nous n’essayons pas tant soit peu d’acquérir quelques notions sur ce que, face à un paysage sonore, nous désirerions entendre; sur le paysage sonore que nous inventons à la place du réel, et aussi sur les compromis auxquels nous sommes prêts entre la réalité de l’environnement, du paysage sonore du moment et notre représentation intérieure en termes de désir de sons.

 

 

1 - Paysage Sonore Urbain, Plan Construction, Paris, 30 et 31 mai 1980

   

Il faut se rappeler le fait que l’inconscient enregistre toutes les expériences psychiques au long de notre existence. Nous n’avons pas librement accès à ce fonds prodigieux de traces mnésiques (et nous ne pourrions pas vivre avec ce poids considérable en permanence) du fait de mécanismes tels que le refoulement primaire et secondaire décrits par Freud. Cette somme d’expérience est déchiffrée selon des codes propres à chaque étape du développe-ment de l’appareil psychique. Ce fonds d’expériences acoustiques, mis en relation avec les messages des autres sens, finit par constituer, au sein de cet appareil psychique édifié par strates successives, une entité ou élément de l’appareil perceptif (ou s’y rattachant de près) que l’on pourrait appeler le paysage sonore interne : une instance ou secteur du Moi qui disposerait en même temps de la « mémoire sensorielle » au plan acoustique et serait capable d’activer le Moi au service d’un agir, fantasmatique ou réel, sur la réalité extérieure. Ceci dans le sens de la quête de l’Idéal, d’un rapprochement avec les Idéaux du Moi, dans ce qui a été appelé la fonction adaptative du Moi mais sur son versant actif : adapter la réalité à soi, quitte à faire quelques concessions, et non pas « s’adapter » passivement à tout ce qui vient du dehors. Il va de soi que cette instance est dynamique et possède les mêmes caractéristiques que le Moi ; le paysage sonore interne ne peut donc être que multiforme et soumis au déroulement conjoncturel des interactions entre le dehors et le dedans. Paysage en mouvement donc, familier ou étrange, dont certains lieux, visités régulièrement, sont des héritiers des processus transitionnels décrits par Winnicott, tandis que d’autres sont totalement différents par leur registre et leur fonction. L’essentiel me semble l’idée du caractère polysémique de ce paysage intérieur et de son rôle d’opérateur d’une équipression psychique entre la vie intérieure et le sens des événements de la vie extérieure.

   
   

Peut-on trouver des indices concrets, des traces observables, de l’existence d’un tel mécanisme à la fois actif et passif d’adéquation à l’environnement sonore ? C’est là que se situe la difficulté majeure. En effet, pour être observable, le paysage sonore interne doit avoir poussé l’individu à une action en retour sur son environnement. C’est seulement cette action en retour qui se laisse appréhender, mais elle est davantage un effet, une information tangible, mais ponctuelle, que l’expression totale du paysage sonore intérieur. Déjà, très simplement, quand nous allumons un poste de radio ou que nous passons un disque, que faisons-nous sinon créer une ambiance sonore, exercer par là même une critique de l’environnement sonore préexistant et pallier autant que faire se peut notre frustration à son égard ?

   
   

Plus proche de notre sujet, le phénomène du walkman semble répondre assez clairement à la fois au rejet de l’environnement sonore réel, au désir d’une gratification par l’œuvre musicale, et au plaisir d’exercer une maîtrise propre sur ce que l’on entend et sur la temporalité et l’espace dans lequel on fait surgir la gratification sonore. À ce niveau, l’ensemble des sons réels de l’environnement seraient rapportés par notre paysage sonore interne à des sons « de même valeur » déjà entendus dans d’autres contextes, et soumis à une évaluation critique par rapport à ceux-ci. Cette opération possède sans doute des aspects multiples : ce qui retient notre attention est son affirmation de l’identité propre par rapport à la profusion de l’offre extérieure. Le paysage sonore intérieur, de même certainement que les « paysages » correspondant aux autres sens, permet de se situer dans le déroulement quotidien de l’existence, dans la partie la plus sensorielle de notre participation au monde et à son bruit.

   
   

Possibilités particulières de la « bande dessinée »

   
   
   
   

Nous avons examiné les possibilités offertes par la bande dessinée. Ce genre, estimé mineur et paralittéraire de par ses origines infantiles, nous intéressait vivement pour cette raison justement. La bibliographie spécialisée dans l’étude sémiologique de la bande dessinée nomme celle-ci « vecteur verbo-iconique » Nous préférons nous en tenir au terme courant de bande dessinée, en abrégé : la BD.
La BD possède le privilège, essentiel pour notre démarche, d’une figuration concrète de l’espace sonore, de celui de l’environnement aussi bien que de celui des échanges interpersonnels. L’espace interpersonnel est figuré au moyen des « bulles » par lesquelles les personnages expriment des messages ou des pensées. Cette figuration intègre le plus souvent des éléments graphiques symbolisant l’intensité sonore ainsi que les sentiments dominants du message, qui l’apparentent à l’idéogramme. Ceci se fait généralement au détriment des sources sonores secondaires, celles de l’environnement, pour ne pas surcharger les dessins, et a pour effet de produire un récit dans lequel les bruits d’environnement n’interviennent que de façon discontinue, lorsque l’auteur de la BD estime qu’ils remplissent une fonction de communication : leur signification doit intéresser le ou les éventuels récepteurs, présents dans les dessins. Le reste du temps, c’est le dessin qui porte l’expression des bruits d’environnement. Contrairement à la bande-son dans le cinéma, le découpage traditionnel de la BD renvoie à un espace-temps le plus souvent inapte à rendre compte du « halo » sonore de certaines situations, et privilégie les faits et gestes de personnages subordonnés à l’échange verbal. Mais là où des bruits d’environnement s’imposent dans le récit, le genre paralittéraire qu’est la BD parvient à créer un langage propre, orienté uniquement vers la transcription des phénomènes du monde sonore, au moyen d’onomatopées. C’est évidemment cette particularité de la BD qui nous intéresse. Le graphisme choisi par le dessinateur de BD pour rendre la proximité acoustique des onomatopées contient des éléments extra-verbaux à mi-chemin de l’image et du son, du corps et du langage, là ou la littérature ne se donne que la liberté d’une restitution de la pensée associative provoquée par les sons, attribuée à tel personnage dans telle situation. De plus, le genre satirique qui est assez souvent celui de la BD suppose l’observation et une écoute du monde, une exploration du monde sonore. L’onomatopée dans la BD sera donc loin des onomatopées du langage courant, car elle redécouvre le bruit sans le réduire au bruit originel : elle situe le plan graphique à égalité avec le plan acoustique. Mais pour être communiqué par écrit, le son a dû être traité au crible des schémas linguistiques : « les onomatopées, au même titre que “les mots de la tribu” révèlent une structure phonologique, voire lexicale, en bref, les éléments d’un système » (2).

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

2 - P. Fresnault-Deruelle, Récits et discours par la bande, Hachette 1977.

   
   
   

Sur un plan plus théorique, la BD occupe du point de vue génétique en psychologie une place très particulière. Selon Piaget, il existe une fonction sémiotique de l’appareil mental (3), qui précède l’activité proprement linguistique, et s’acquiert avec l’imitation des gestes par lesquels l’adulte et l’enfant communiquent, continuée par l’initiation vocale. À partir de là s’organise un passage du corporel au langage en continuité sémiotique (pour D. Anzieu, c’est cette expérience qui ravive et pérennise la BD, d’où son succès actuel) (4). Plus tard, l’enfant se dégage de façon croissante de la sémiotique corporelle pour aller davantage vers l’arbitraire saussurien du signe. L’écriture achèvera de débarrasser la signification de ses origines corporelles. Les psychanalystes actuels ne démentent pas Piaget sur ce point, mais le complètent en faisant naître le sens du corps, réel et imaginaire, en interaction avec le corps de la mère et l’environnement. Précédemment au schéma piagétien, le vécu sonore précoce s’organise en « enveloppe sonore du Soi » (5) étape nécessaire à la constitution d’un « moi-peau » permettant de filtrer les échanges entre dedans et dehors et de passer à l’expérience de l’aire transitionnelle de Winnicott où les catégories du dedans et du dehors seront mises en rapport et permettront ainsi l’établissement de la parole.

 

3 - Piaget, La formation du symbole chez l’enfant

4 - D. Anzieu, Pour une psycholinguistique psychanalytique, in « Psychanalyse et langage » Revue Inconscient et Culture, n°9 Dunod, Paris 1977

5 - D. Anzieu, « L’enveloppe sonore du Soi » Nouvelle Revue de Psychanalyse n° 13, Gallimard, 1976

   

Pour Winnicott, le petit enfant se protège de l’angoisse dépressive de la séparation au moment de l’endormissement par des activités buccales telles que tenir et suçoter un bout de drap, « premier bien » qui n’est ni une partie du corps ni reconnu appartenir à la réalité extérieure, mais un objet intermédiaire de transition entre l’auto-érotisme (sucer le drap) et la relation ultérieure aux objets externes (ours en peluche). Les sons divers, gazouillis, pets, premières notes musicales font partie des objets transitionnels. D’où l’idée avancée par Gori, (6) que le système sémiotique n’est pas le repoussoir de l’expérience corporelle mais le lieu de l’inscription métaphorique des pulsions. Le phénomène transitionnel assure entre le sujet et l’objet une place vide où peuvent venir se coller le langage, le jeu et la culture.

 

 

 

6 -. R. Gori, Entre soi et langage, l’acte de parole, in « Psychanalyse et langage » Revue Inconscient et Culture n°9 Dunod, Paris 1977.

   

Le premier test : un support muet

 

 

   

Nous avons cherché, dans la production actuelle de BD, un support convenant le mieux possible à nos besoins. Ce ne fut pas aisé car la plupart des histoires en BD présentent un caractère spectaculaire qui polarise trop l’attention sur l’action des personnages. Or, nous voulions centrer celle-ci autant que possible sur l’environnement. Dans l’idéal, il nous fallait une BD où les avatars des personnages ne s’imposent pas de façon trop présente. Bref, une BD où il ne se passe rien d’important ! Finalement, nous avons cru trouver quelque chose d’assez approchant avec la série Le café de la plage, du dessinateur Régis Franc. Cette série possède un caractère plutôt méditatif, rêveur même. Les personnages y poursuivent surtout leurs propres pensées, le plus souvent déconnectées de l’action en cours; laquelle d’ailleurs se présente comme un imbroglio confus très favorable à son désinvestissement relatif au profit du cadre, des ambiances et des soliloques intérieurs des personnages, traités du reste avec une grande franchise qui les rapproche du fonctionnement de la cure psychanalytique.

   
    Histoire n° 1 : la plage    
   
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    Histoire n° 2 : la ville    
   
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Il y a au moins trois théâtres ou scènes différentes dans Le café de la plage : la ligne d’horizon, marine ou terrestre, sur laquelle de temps en temps, au loin, se déroulent les mythes héroïques, les grandes navigations : les grands récits d’aventures y surgissent impromptu. Deuxième scène, en contrepoint, les banalités les plus quotidiennes que vivent les personnages du premier plan, aux prises, eux, avec la vie réelle. Troisième scène, celle déjà citée du soliloque intérieur, de la rêverie fréquente des personnages.
Un autre aspect intéressant de cette BD est sa richesse sonore. Franc est de tous les dessinateurs que nous avons passés en revue celui qui porte le plus grand soin à l’acoustique de ses histoires, allant jusqu’à faire intervenir d’infimes petits bruits dans les ambiances sonores. Profitant de cette excellence du rendu graphique du paysage sonore dans Le café de la plage, notre idée première a été de l’utiliser comme référence dans un test que nous présenterions comme un film achevé auquel manquerait seulement le bruitage. À cet effet, nous avons fait enlever tous les bruits de cette BD. Ce support muet, à l’exception des « bulles » contenant les dialogues et des exclamations à visée de communication expresse, était en quelque sorte donné « à sonoriser » à des personnes ne connaissant pas les dessins de Franc.

   
   

Cette première phase a eu pour principal résultat de nous faire prendre conscience de la difficulté à imaginer des sons, même en présence des images qui en principe auraient dû en provoquer la remémoration. Nous prenions le problème à l’envers. Certes un support entièrement muet était exempt de toute induction des phénomènes sonores, mais dans la réalité le travail que fait le système Perception/Conscience est toujours celui du tri, du « raid perceptif » dans l’offre souvent pléthorique des bruits qui nous entourent. Notre nouvelle tentative serait donc organisée sur le principe inverse de la première : quelques séquences, extraites de la BD de Franc, et auxquelles nous avons surajouté un grand nombre de bruits, également repris chez cet auteur, pour respecter l’unité du graphisme et de l’invention onomatopéique. Nous avons choisi deux histoires en deux pages, l’une se déroulant en bord de mer et à caractère méditatif; l’autre au centre-ville et comportant des dialogues très opératoires. Notre idée sous-jacente était d’opposer ainsi l’univers des loisirs et de la nature à celui des petits tracas domestiques et/ou relationnels dans les grandes villes. Nulle autre intention n’a guide notre choix au départ en ce qui concerne les deux histoires : la priorité a été donnée à l’environnement ; les propos tenus par les personnages n’ont pas été pris en compte. Il nous semble indiqué, avant d’entrer dans le détail du « surbruitage » de présenter le support vierge des deux histoires tel que l’ont vu les personnes participant à cette étude. Mieux que toutes les explications, s’essayer soi-même à imaginer les bruits qui pourraient ou devraient accompagner ces deux histoires mettra le lecteur aux prises avec le fonctionnement de son propre paysage sonore interne.
Si vous désirez faire vous-même le test, rien de plus simple :

   
   
  • lisez les deux histoires, une seule fois mais attentivement;
  • reprenez-les, cette fois armé d’un crayon, et modifiez éventuellement les bruits jusqu’à ce que l’ambiance sonore des deux histoires résonne à votre convenance personnelle.
   
   

Pour trouver des bruits à rajouter aux dessins originaux de Franc, nous sommes partis des résultats de notre étude de 1975 sur la signification du bruit (7), et nous avons traité la plage et la ville de manière opposée. Il est bien connu des acousticiens que l’intensité sonore d’un bord de mer peut atteindre des valeurs en dB(A) considérables, et dans bien des cas supérieures à celles rencontrées en ville. A fortiori, une scène d’orage au bord d’une plage nous a incités à présenter un nombre supérieur d’onomatopées dans l’histoire se déroulant sur la plage.

 

7 - Florence Desbons et Manuel Periáñez, La signification de la gêne attribuée aux bruits dans l’habiter, CEP 1975

   

Leur graphisme, cependant, présente des incohérences quantitatives dans la symbolisation des intensités sonores. En second lieu, nous avons veillé à ce que certains de ces bruits soient liés logiquement à l’image (au besoin en retouchant l’image également), tandis que d’autres surviennent en l’absence de support iconique (des tonnerres sans nuages ni éclairs). Dans cet ordre d’idée aussi, le bruit du vent et des vagues (schhh et schlouff) sont tantôt apposés au bon endroit (l’air, l’eau), parfois ils le sont sur la grève... Enfin, troisième élément, certains de ces bruits sont continus (le tintement de verres), et d’autres discontinus (le panneau qui grince, le bruissement des feuillets).

   
   
Le test inverse : un support « surbruité »
   
   

Contrairement à l’histoire de l’orage en bord de mer, le surbruitage de l’histoire se déroulant à la ville a été réalisé à l’aide de bruits pour la plupart radicalement étrangers à l’univers urbain Cette incohérence était recherchée dans le but évident de tester notre hypothèse du paysage sonore interne, dont un des effets premiers nous paraissait être une volonté de mise en accord de l’environnement réel avec l’image acoustique de notre expérience de la ville. Pour cette raison, sur les 42 bruits dont nous avons pourvu l’histoire en ville, seule une dizaine peut être considérée comme pourvus d’une signification claire dans le récit et son contexte. (Dans l’histoire se déroulant à la plage, il y a 60 bruits, tous signifiants.) Encore faut-il préciser que l’origine de ces bruits, même signifiants, est acoustiquement inadéquate : tink-tank, par exemple, provient de scènes se déroulant dans un train. Mais l’univers sonore de la grande ville n’est-il pas, sinon chaotique, du moins plein de surprises malgré ou à travers la routine du bruit de circulation (moteurs, pneus, freins) qui en détermine le fond continu ?
Comme pour la plage, nous avons maintenu le principe selon lequel certains bruits se rapportent à un support visuel, tandis que d’autres n’en possèdent pas ; ainsi que la discontinuité des bruits (les pas du couple ne figurent que sur une seule image).

   
    Histoire n° 1 : la plage    
   
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    Histoire n°2 : la ville    
   
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Passation et échantillon recueilli

   
   

Le test et sa consigne ont été complétés par une courte série de questions portant sur le bruit, afin de dépister d’éventuelles attitudes massives pouvant cliver l’échantillon en sous-groupes. La soixantaine d’exemplaires de ce deuxième test a produit 46 protocoles exploitables, se distribuant de façon sensiblement égale entre femmes et hommes. Les âges varient entre 22 et 49 ans ; les origines sociales des personnes interrogées les situent pour la plupart dans les classes moyennes. Du point de vue sociologique seuls semblent quelque peu intervenir dans les résultats la taille de la famille (nombre de frères et sœurs : bruit à la maison) et l’orientation socioprofessionnelle. Ainsi, 8 étudiants en architecture de l’ENSBA ont des résultats assez différents de 12 étudiants en psychologie de Lille, et encore différents d’un groupe de 12 personnes à orientation artistique et culturelle (qui en majorité « bloquent » sur la BD). Les 15 autres personnes sont d’horizons divers. Les réponses aux questions sur le bruit ne semblent pas en relation quelconque avec le traitement des histoires en images.

   
   
   
   

Résultats
Les écarts aux supports initiaux

   
   

Nous avons pris comme critère les variations du nombre de bruits (de -37 à +14 pour la plage et de -41 à +68 pour la ville), mais nous les avons croisées dossier par dossier. On obtient un positionnement des dossiers sur deux axes, à partir duquel il semblerait se dégager des regroupements entre les dossiers :

   
   
  • le « groupe A », relativement neutre pour les bruits de plage, mais augmentant nettement ceux de la ville;
  • le « groupe B », neutre pour la ville, mais diminuant les bruits de la plage (et le groupe inverse D) :
  • le « groupe H », absolument neutre (rejets) :;
  • les « groupes E, F, G a>, très proches du centre (faible implication ?);
  • les « groupes C » (et son exagération X), où l’on diminue tous les bruits;
  • des cas isolés, intermédiaires entre les groupes, comme le dossier 32 (entre C et X), 21 et 16 (entre A et B), enfin les cas Y (dossier 06) et surtout 2 (dossier 15) qui ont augmente le nombre de bruits dans des proportions considérables.
   
   

Ces groupes semblent correspondre à une certaine réalité dans l’intervention du paysage sonore interne, ou dans la souplesse d’accès à cette instance par nos interviewés. Ceci est mis relativement en évidence par le dépouillement qualitatif.

   
   

Dépouillement qualitatif
L’analyse bruit par bruit du matériel fait ressortir une grande variété de traitement des onomatopées. Nous allons examiner d’abord le sort qui a été fait à celles que nous proposions dans le support vierge pour passer ensuite à l’étude, plus délicate, des bruits imaginés par les répondants en partie ou totalement.

   
   

Bruits rejetés
Nous étions curieux de savoir si certains parmi les bruits proposés faisaient l’objet d’une antipathie particulière, ou étaient plus souvent repris ou modifiés, et si ces bruits étaient plutôt ceux que nous avions surajoutés ou ceux de la BD originale (dont on peut supposer qu’ils sont plus cohérents avec l’image).
Pour la plage, un fait remarquable a été le rejet très prononcé du bruit cling-cling des verres qui tintent sur la table (à laquelle personne n’est assis). Dans tous les groupes une forte proportion des personnes a totalement rejeté ce bruit ; Le cling-cling est rejeté par les groupes B et C en entier; les groupes A et EFG sont divisés à parts à peu près égales entre partisans et adversaires de ce tintement insolite. Ce cling était porté par Franc dans ses dessins manifestement pour indiquer la force du vent ou le retentissement du tonnerre.

   
   

Le cling n’a fait l’objet d’aucune critique ou commentaire écrit, d’aucune reprise sur l’image (personne n’a éprouvé le besoin d’en augmenter le nombre ou l’intensité). Sa suppression partielle seulement correspond le plus souvent à l’absence de tonnerre ou à une moindre importance de leur graphisme. Le grand nombre de ces cling (il y en a 13) peut avoir incité à les diminuer. La similitude des attitudes entre les groupes s’affirme si nous considérons maintenant le bruit plic des gouttes de pluie de la première image de la plage. Non seulement le bruit des gouttes de pluie ne dérange pas du tout les personnes du groupe A et celles du groupe EFG, mais une personne de ce dernier groupe a poussé le raffinement jusqu’à transformer en plac l’unique goutte de cette image qui tombe sur la tête du personnage, faisant preuve par là d’une finesse perceptive (et d’un sens de l’humour), ainsi que d’une implication dans ce test assez rarement atteintes.

   
   

Toujours dans l’histoire se situant à la plage, le bruit des vagues, schlouff, donne des résultats différents, mais tendant également à rapprocher les groupes A et EFG. Ce bruit n’a jamais été rejeté en totalité. Il l’a été dans les dernières images, surtout quand nous l’avons placé sur la grève au lieu de la mer: et aussi quand son graphisme dans les deux dernières images ne correspond plus à l’agitation supposée des vagues, puisque l’orage a cessé. En début d’histoire, au contraire, ce bruit a été repris pour accentuer la scène d’orage. Le bruit de tonnerre, braoum, subit un sort comparable de traitement en rapport avec le support visuel. Le braoum sans dessin de nuages et éclairs du bas de la première page a été supprimé à plusieurs reprises dans tous les groupes (une personne du groupe C supprime tous les tonnerres).

   
   
rejet du bruit des verres

rejet du bruit des gouttes de pluie
groupe
nb

rejet total

rejet partiel
modifications
groupe
nb

rejet total

rejet partiel
modifications
A
11
3
1
1 (clang)
A
11
0
0
0
B
7
5
2
0
B
7
3
3
0
C
6
5
1
1 (gling)
C
6
2
1
0
EFG
16
3
1
0
EFG
16
0
0
1 (plac)
   
   

Par contre, dans le groupe A on trouve quatre fois ce bruit repris à l’identique sur les deux images du début de la seconde page, où il y a des nuages et une fois dans le groupe EFG. Le tonnerre adonné lieu à plusieurs modifications, telles que « grrr », « bram », etc., dont les commentaires écrits expliquent qu’elles correspondent à la distance du tonnerre, au début ou à la fin de l' l’orage. Le tonnerre a été de loin le bruit qui a le plus inspiré les personnes ayant fait ce test; et c’est surtout pour ce bruit particulier que notre distinction initiale entre bruits avec et sans support visuel a été opérante. Le traitement des deux histoires à partir de cette distinction n’a d’ailleurs joué, presque toujours, que pour l’histoire de la plage, comme si l’absence de support visuel des bruits à la ville allait beaucoup plus de soi.
Le drapeau qui claque au vent, au mât du café, n’a jamais été totalement rejeté, mais parfois (environ deux fois dans chaque groupe) il est supprime dans l’une de ses deux apparitions, et le plus souvent dans la première; l’orage est encore trop proche et censé couvrir ce petit bruit. On préfère alors le laisser seulement sur la dernière image de la plage, comme si sa réapparition indiquait le retour à l’ambiance sonore normale des alentours du café.
Le panneau qui grince (crouicc) et les feuillets du manuscrit que le vent agite frrr) rapprochent encore les groupes A et EFG d’une part, et B et C de l’autre. Le crouic n’est partiellement supprimé que dans ces deux derniers groupes. Le frrr est en partie supprime par la totalité du groupe B, à une exception. Par contre, les groupes A et EFG reprennent volontiers ces bruits en les reportant sur les images où ils manquent : maintien de la continuité acoustique. Dans l’histoire à la ville, le nombre de rejets totaux de certains bruits est nettement plus élevé que dans l’histoire se déroulant sur la plage. Le rapprochement déjà constaté entre les groupes A et EFG se poursuit ici aussi, car dans ces groupes aucun des bruits de la ville n’est totalement rejeté (à l’exception d’un trrm, rejeté par le groupe A). Les rejets partiels, eux, se distribuent de façon peu discriminante entre tous les groupes. Par contre, il n’y a pas de modification des bruits de la ville, mais seulement des reprises de ces divers bruits, et seulement par le groupe A (à l’exception du bruit iiii, le plus souvent interprété comme des crissements de freins).

   
   

Les bruits nouveaux créés par les personnes testées
Dans la catégorie des onomatopées nouvelles, on peut distinguer entre des créations stéréotypées (dont l’origine réside là encore dans la subculture de la BD plus ou moins assimilée aux onomatopées anglo-saxonnes) et des créations entièrement originales. La répartition selon nos groupes de ces deux catégories de bruits nouveaux, montre une suprématie indiscutable de la créativité (apparente tout au moins) du groupe A pour la première; et à nouveau une proximité évidente des groupes A et EFG pour les descriptions « littéraires » d’ambiances sonores. En ce qui concerne la nature des bruits créés par les interviewés, la distinction entre bruits stéréotypés et créations originales s’avère utile pour avancer dans la recherche des manifestations du paysage sonore interne. Paradoxalement, quoique le fait de rajouter un grand nombre de bruits puisse apparaître de prime abord comme créatif, il semblerait au contraire que quand ces bruits sont des stéréotypes, leur utilisation traduise une certaine opposition ou résistance à l’effort psychique que ce test nous met au défi d’effectuer. Le problème est résolu, dans cette attitude, par le recours aux onomatopées courantes dans la BD L’exemple que nous prendrons est celui du bruit des moteurs dans la circulation urbaine. À aucun moment Franc n’est tombé dans la platitude du conventionnel vroum pour désigner ce type de bruit. À la dernière image de l’histoire de la ville, il dessine, avec un graphisme un peu diffus, un vrodo (que nous qualifierions, si Franc avait fait le test, de création originale). Ce vrodo insolite heurte le stéréotype vroum. Ce heurt peut produire un abandon du stéréotype, par une appréciation de la situation d’environnement particulière qui a produit cette variante du vroum et qui crée un effet de hic et nunc à la coloration unique, non-répétitive, qui marque fortement la chute de la séquence d’interaction des personnages et leur dialogue. Mais le choc peut aussi conduire à un refus de cette créativité, et l’on voit alors se modifier le vrodo en vrooom, ou vrodum, se rapprochant du stéréotype vroum. L’utilisation intégrale des stéréotypes nous paraît elle, le fait d’une attitude conformiste face au monde sonore (et peut-être au monde tout court), qui cache un désir de protection contre l’angoisse de tout ce qui est nouveau, et qui dérange. Aucun de nos dossiers ne présente un caractère intégralement stéréotypé. Un fait intéressant semble être la création de bruits liés au corps des personnages, en mouvement ou non ; bruit de pas, grognements d’estomac répondant au tonnerre; pets de l’automobiliste ; pleurs du couple ému, bruissement du tissu de leurs manteaux lorsqu’ils marchent ; tapotement énervé d’ongles sur la table, craquements d’os quand un personnage âgé se lève.

   
   
creation d'onomatopées nouvelles
groupes
créations stéréotypées
créations originales
plage
ville
plage
ville
A
6
19
9
16
B
0
2
1
2
C
1
1
0
0
D
0
0
0
1
EFG
0
2
1
0
   
   

Modification des images
Certaines personnes ont préféré, à divers moments des deux récits, mettre en accord le dessin avec des bruits plutôt que l’inverse. C’est notamment le cas du bruit des vagues; quand le graphisme du schlouff indique une intensité sonore supérieure à celle que leur paysage sonore interne fait ressentir à ces personnes, compte tenu du dessin de la vague (ou son absence), elles augmentent la violence des vagues. Dans d’autres cas, ce sont les mouettes que l’on veut entendre sur la plage; or il n’y en a pas. Donc les personnes indiquent des cris de mouettes et dessinent quelques-uns de ces oiseaux.
À la ville, l’intérieur de l’automobile a souvent été pourvu d’un autoradio et de baffles (le personnage de l’automobiliste a été modifié dans un cas afin de le faire klaxonner tout au long de l’histoire). Certaines modifications concernent davantage l’environnement et d’autres les personnages eux-mêmes; le flap-flap du drapeau, à la plage, s’est parfois vu déplacé de deux images pour figurer les oreilles du personnage méditatif, battant au vent du large.
Un autre type d’intervention sur l’image concerne la suppression d’éléments des dessins, mais seulement dans l’histoire de la plage. Notamment, le dialogue à bord d’un vaisseau à l’horizon a été souvent supprimé, mais aussi par exemple les verres qui tintent ont été rayés à la place du bruit de tintement. Ce dernier phénomène se produit assez fréquemment, sans que l’on puisse déterminer s’il s’agit d’une façon d’exprimer le désaccord avec ce bruit ou si les personnes vont jusqu’à imaginer se prémunir contre la résurgence éventuelle de ces bruits en éliminant sa cause potentielle. Enfin, on trouve dans quelques dossiers des interventions sur les bulles du dialogue, de nouvelles bulles détournant l’histoire, ou la censure de certaines expressions utilisées par les personnages.

   
   

L’influence du contenu latent
Les deux histoires de ce test ont été, nous l’avons dit, choisies uniquement en fonction de l’environnement dans lequel elles se déroulaient. Cependant, comme dans tout « hasard », une part d’inconscient semble nettement avoir joué dans leur choix, et ces deux courtes séquences sont, à y regarder de plus près, en continuité fantasmatique l’une et l’autre, sur le versant de la scène primitive et du voyeurisme. Or, ce sont là les principaux domaines de la vie psychique inconsciente susceptibles d’être réactivés dans et par le monde sonore, comme nous l’avons signalé déjà. Dans l’histoire de la plage, globalement, c’est la pluie et l’orage qui symbolisent la scène primitive : d’abord angoissante dans la première image où le personnage à la jambe cassée (castration) est livré sans défense au déchaînement de la nature : une mauvaise image maternelle s’abat sur lui. Les sept autres dessins constituent par contre une histoire dont la progression est constante du symbole au fantasme, du fantasme à la rêverie et de celle-ci à une évocation directement sexualisée. Le personnage n’est pas ici une victime, mais un « voyeur » déculpabilisé et à l’aise, puisque ne voyant que ses propres fantasmes... Il semble bien dans sa peau, porte un chapeau, il est protégé par un auvent, et trouve l’orage superbe. À gauche, les deux chaises vides, le verre et la théière évoquent un couple hétérosexuel invisible et éprouvant des émois sous l’effet de l’orage (le cling-cling). Ayant dit « je vais être aux premières loges », le « voyeur » se lève et se dirige... vers la table aux deux chaises symbolisant le couple parental en activité sexuelle, invisible mais audible. C’est le moment où, en collant nos bruits surnuméraires nous avons fait sonner à la place que le « voyeur » vient de quitter, un grand coup de tonnerre sans support visuel concret, mais à support fantasmatique surmoïque évident. Cette image marque aussi le passage de la rêverie symbolique à l’évocation de « Rita », ancienne partenaire sexuelle du « voyeur », dont le souvenir devient de plus en plus directement érotique, alors que l’orage s’éloigne, comme si l’activité préconsciente autour de la sexualité venait remplacer progressivement sa symbolisation en évanescente dans le paysage sonore réel. L’évocation consciente de l’acte sexuel par le « voyeur » qui se produit ensuite, s’accompagne d’un changement du cadre, de l’image : c’est d’un coup l’horizon, le paysage entier qui est en vue comme pour illustrer la prise de conscience ; et, sur la ligne de cet horizon apparaît l’évocation dérisoire d’une seconde scène primitive à bord d’un bateau. Les dernières images correspondent à un retour progressif à l’activité mentale désérotisée. Le plouf absurde de l’avant-dernière image peut être évocateur de la fin de l’activité dans le registre érotique, comme aussi bien du domaine de l’hallucination acoustique résultant du trop grand désir du personnage envers « Rita » (mais il est dans les deux cas symboliquement mieux intégré que nous le pensions en le plaçant là...).
La pensée du personnage semble se complaire à jouer sur l’ambivalence existant dans la sexualité entre le sublime et l’indécent; il s’y oppose le « vulgaire » au « distingué »; le « plaisir rare » à la « bonne blague ».

   
   

Résultats
L’histoire de la plage se déroule dans l’ambiance d’une rêverie autour d’un moment de bonheur passé, mais agréable à évoquer, elle se situe donc largement dans le principe de plaisir (la réalité étant l’élément frustrant (l’absence de « Rita » précisément).
En passant à la ville, la nudité cède au vêtement, la vie sociale prime sur l’anticonformisme et la quotidienneté contraignante sur les moments forts de l’existence. L’histoire de la ville s’articule cependant sur celle de la plage par deux points de passage importants : « Rita » est présente, physiquement cette fois; et le personnage tiers en position de « voyeur » également (l’automobiliste aux lunettes noires, déjà présent dans la première image de l’histoire à la plage). Son voyeurisme est plus passif, car on ne sait rien de ce qu’il pense, mais il observe un couple réel. Le principe de réalité s’exprime ici dans la grande banalité domestique des échanges du couple. D’autre part, l’évocation de la belle-mère et du-bébé à venir vont aussi dans le sens de la réalité, contrairement à la plage où la scène primitive parcourt un continuum du symbole jusqu’à l’évocation de l’acte sexuel réel. À la ville, la symbolique de la scène est davantage le fait des nombreux bruits d’environnement et de l’agitation polysémique au niveau des images. Donc les deux histoires s’articulent et s’opposent : clarté d’un déroulement linéaire à la plage, et contradictions et anarchie à la ville.

   
   

Les modes d’intervention du paysage sonore interne
Si nous essayons maintenant de nous interroger sur les modes de manifestation du paysage sonore interne à travers ce test, que pouvons-nous en dire ? On remarque d’abord une première catégorie, modeste, où il est sensible que les dessins ont été traités selon une démarche propre, mais sans que nous parvienne un message clair quant au contenu de cette démarche, car les interventions ne se produisent pas à des moments du récit suffisamment significatifs ni avec des contenus auxquels, sans interviews ni explications écrites, nous puissions avoir accès. Par contre, une deuxième catégorie déjà plus cohérente est celle qui réintroduit des mondes sonores absents des deux histoires ; rajout des bruits domestiques à la plage, des bruits du corps ; rajout de bruits minimes et très fins, que l’on peut faire soi-même, sans toucher aux bruits « parentaux ». La troisième catégorie, la plus riche, est celle qui exerce une emprise propre, détourne la règle du jeu à son profit, participe à l’histoire (avec parfois la manifestation des points de blocage, critiqués par écrit), par une modulation des bruits découlant d’une bonne perception du contenu latent de l’histoire. Il n’est pas facile de savoir si ces trois catégories du matériel correspondent à des niveaux d’implication dans le test, à la facilité d’accès au paysage sonore interne, ou à la « créativité » de la personne interrogée. Nous allons examiner trois exemples tirés de la troisième catégorie afin d’en illustrer le contenu.

   
   

Protocole 1
Étudiante en architecture à l’ENSBA, 23 ans, célibataire, 4 frères et sœurs; enfance en banlieue parisienne

La plage
La reprise du crouic (celui du panneau annonçant la possibilité de louer des chambres...) dans la première image, en tant que bruit des ressorts du lit, tend à récupérer dans l’histoire cette image, qui n’en fait pas partie; de même qu’elle restitue le mouvement au personnage « castré ». Le contenu latent est ici précisé. Sans conflit : il n’y a aucune élimination du cling-cling du couple fantasmatique, mais au contraire une mise d’accent sur quelque chose du domaine du passage à l’acte de la part du « voyeur » quand il se lève pour s’en rapprocher (tip-tip des ongles sur le formica et froissement de la gabardine quand il se lève). Ces bruits appartiennent au monde sonore de l’habiter quotidien, et le contenu latent est ici donc traité partiellement par sa remise en scène dans son cadre domestique.
Le meuh de la corne de brume répond-il au braoum du tonnerre ? C’est en tout cas un bruit dans le registre de la détresse, de l’anxiété (collision possible), et un bruit de valeur équivalente au tonnerre. Son adjonction pourrait donc répondre au souci de faire se manifester un/une partenaire avec lequel/laquelle le tonnerre joue en duo... À la deuxième page, le souci de l’interviewée semble être de préserver la rêverie érotique du « voyeur » : elle élimine le shhh trop fort du vent, soit que celui-ci puisse éparpiller les feuillets des souvenirs qu’il écrit, soit qu’elle le perçoive comme une injonction à faire taire des manifestations indues : elle enlève du Surmoi, semble-t-il. Elle a été une des rares personnes à se rendre compte à la fin de l’histoire de la présence très lointaine d’un groupe de promeneurs sur la plage, dont elle relève le « fond sonore lointain de la voix ». C’est donc, peut-on supposer, que le socius vient reprendre ses droits à la fois sur le couple fantasmatique « après » (les amoureux ne sont plus seuls au monde) et sur les processus imaginaires du « voyeur /rêveur », qui par ce rappel reviendra progressivement à la réalité.

La ville
L’interviewée s’est appliquée à trouver des significations plausibles au tink-tank, assez incongru. Elle en fait une sirène proche, puis des marteaux-piqueurs, en indiquant cette fois qu’ils devraient plutôt faire boum-boum. On la voit aux prises avec le travail d’attribution de la signification et celui de la création de l’onomatopée !
Son suivi de l’histoire semble moins impliqué qu’à la plage, mais elle place quand même un pin-pon surmoïque (police, ambulance) au moment où le couple commence à vraiment se disputer; moment aussi du seul gros mot proféré par l’homme. Est-il permis de voir quelque chose de « freudien » dans son interprétation du tink-tank en termes de marteau-piqueur précisément au moment où « Rita » annonce à son compagnon qu’elle est enceinte ? Sans doute !

   
   

Protocole 2
étudiante ENSBA, 24 ans, célibataire

La plage
Par sa proximité relative au premier, ce cas permettra de mieux illustrer les différences significatives dans l’expression du paysage sonore interne. Comme dans le premier protocole, ici aussi le contenu latent de la plage domine sur le contenu manifeste, le sommier grince à la première image; le shhh (interdicteur ?) est supprimé avec résolution à la deuxième page, et l’ensemble de l’histoire est accepté de façon non défensive. Le « partenaire du tonnerre » semble ici être le vent, et le vent ne fait pas shhh, mais ou ou ou, ce qui le rapproche nettement de la « corne de brume »... L’apparition de bruit liée au personnage du « voyeur » est ici directement corporelle, ses os craquent : il est vieux, hors course... À la fin de l’histoire, une transition de retour au réel est assurée ici aussi par l’arrivée de mouettes, et, sur l’image même où le premier protocole reprenait en compte la société, la vie à plus de deux, intervient ici l’estomac du rêveur, sa faim, donc une fonction métabolique qui pousse elle aussi à l’activité économique et à la resocialisation.

La ville
Pour la ville, par contre, le protocole n° 2 est bien différent du premier et l’interviewée semble avoir réagi à la grossesse de « Rita » : commençant son histoire avec une profusion de bruits riches et nuances, elle « se tait » pendant la deuxième page et termine la scène de tendresse du couple par des bruits nouveaux, uniques dans l’ensemble du matériel de cette étude, et clairement agressifs, rappelant des tirs d’armes automatiques tatata, pan pan) ! Dans la première page, les klaxons des voitures font bou ou, ils pleurent comme des bébés. Les marteaux-piqueurs sont ici aussi de la partie. Une expression à notre sens certaine du paysage sonore interne est ici un pschch dont elle nous précise qu’il correspond au « bruit des grands semi-remorques » (c’est-à-dire au système de purge des freins à air comprimé qui équipent ces lourds véhicules). Or, elle fait intervenir son pschch, comme l’interviewée du protocole n° 1 au moment du gros mot, de l’aggravation de la dispute. Sur le plan onomatopéique, ce pschch est souvent employé, dans le langage, comme expression de désapprobation. Mais ici, il vient à point signifier un « arrête ton char » que l’interviewée aurait sans doute adressé à l’homme. De plus, graphiquement, « Rita » est « à la remorque de l’homme » dans les dialogues, elle l’est physiquement (« mes souliers me font mal, ne marche pas si vite ») mais dans la réalité économique, c’est l’inverse : la belle-mère remorque financièrement le couple. C’est tout cet ensemble de choses que le paysage sonore interne permet d’élaborer d’un coup d’imaginaire au bon endroit et au bon moment. (On peut continuer à méditer sur le terme semi-remorque : indépendance relative des « remorques », semis = grossesse, etc.)

   
   

Protocole 3
Comédienne, 30 ans, sans enfant
Un exemple de blocage et refus du contenu des deux histoires, que l’on peut voir ci-après, montre la complexité du processus mis en branle par de tels supports. Cette interviewée, une comédienne de 30 ans, sans enfant, d’origine bourgeoise, nous dit qu’elle « ne supporte pas le bruit de l’homme : voitures, machines, radio... ». Très intelligente et perceptive, elle manifeste dans son protocole à la fois le refus, scandalisé, de participer en actes (inscriptions de ses propres bruits) à de telles histoires et sa très grande, en fait beaucoup trop grande, implication aux contenus latents. Alors, elle se réfugie dans des notes fines et serrées, critiquant implacablement les images, les bruits, les acteurs et l’histoire, et montre par là une sensibilité bien supérieure à celle de la plupart des interviewés coopératifs, mais d’autant plus acharnée à s’opposer qu’elle est secrètement séduite par le jeu objectal des pulsions réactivées par les contenus latents des histoires. Il ne nous semble pas exagéré d’avancer cette affirmation, et même de prêter à cette personne certaines tendances aux idées de persécution, notamment sur la base de sa projection du flap-flap) (claquement du drapeau au vent) en termes de « bruit de la pornographie ». À noter que, ayant exprimé cela, elle cesse ensuite d’éradiquer le cling-cling et qu’un dernier coup de tonnerre trouve grâce à ses yeux. Son paysage sonore interne existe et fonctionne donc, mais la thématique de notre test est, dans la problématique de cette interviewée, on ne peut plus mal tombée.

   
   
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Conclusion provisoire sur le « paysage sonore interne »
Nous estimons, au terme de cette exploration, avoir réussi à montrer l’action sur le paysage sonore réel, remodelé par l’imaginaire, d’une entité que nous avions proposé d’appeler « paysage sonore interne ». Nous ne savons pas grand-chose sur cette entité, mais elle semble accompagner la « créativité », notion floue également. Dans le matériel que nous avons étudié, il paraît certain qu’une sensibilité plus grande, une réceptivité plus ouverte au monde extérieur s’accompagne d’une capacité d’affirmation en retour d’un paysage sonore interne important et très personnel. Nous avons cependant vu, à travers les trois exemples de protocoles, comment une acceptation de l’action en cours favorise l’émergence de ces apports propres du paysage sonore interne et permettent une retouche, une modulation des ambiances selon les désirs esthétiques personnels. À l’inverse, une participation, une implication projective dans l’agir des personnages vécus de façon conflictuelle provoque le retrait, la mise hors circuit, de ce mécanisme du paysage sonore interne, car il s’agit alors avant tout de défendre son monde intérieur contre une pénétration sadique du bruit (des significations inconscientes qu’il réactive). L’appréciation de l’ambiance, de l’environnement nécessite donc au moins une attitude neutre, sinon positive, envers ce qui est agi entre les personnages de l’avant-scène; l’action du paysage sonore interne participe à ces moments d’un effet d’appropriation identificatoire non-conflictuel des situations réactivées.
Ceci nous mène à considérer le rôle actif du paysage sonore interne : c’est une exigence créatrice à entendre/réentendre un monde sonore trié, choisi selon des critères idéaux, dans la masse d’expériences du passé ; et dont le caractère actif peut être source de gêne quand l’environnement réel n’y correspond pas suffisamment, mais aussi source de joie, reconnaissance, réassurance quand le dehors correspond au dedans. Défini en ces termes, le paysage sonore interne semble très proche de « l’épreuve de réalité » de l’appareil psychique freudien. Il s’en différencie cependant, car tout en utilisant évidemment les informations en provenance du système Perception/Conscience, il procède à leur comparaison avec une partie des idéaux du Moi : on voudrait que l’ambiance sonore soit plus belle, plus ressemblante à tel jour resté agréablement gravé dans le souvenir comme celui d’un rapprochement temporaire réussi vers l’Idéal.