Manuel Periáñez___________________________________________________manuelperianez1940@gmail.com |
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Le comportement social lié au bruit : la qualité de vie en question ? |
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La Semaine du Son 2010, mardi 12 janvier au Palais de la Découverte |
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J’ai
une fille violoniste, elle a joué du violon depuis une trentaine
d’années dans divers orchestres symphoniques et dans des formations de
musique de chambre. Pourquoi, me suis-je demandé, ne devient-elle pas
sourde, du moins de son oreille gauche ? Son tympan se trouve,
depuis l’âge de six ans, à quelques centimètres à peine d’une source
sonore qui doit le soumettre à des intensités sans doute supérieures
par moments à celles des walkmans et lecteurs MP3 dont on prévient les
ados de se méfier, d’en baisser le volume sous peine d’une perte
auditive, progressive mais certaine. Or, chaque année, la médecine du
travail fait passer des examens aux musiciens, et notamment un examen
de leurs capacités auditives, et ma fille n’a pas perdu davantage de
capacité auditive que celle due à son vieillissement naturel ! On
observe certes des modifications qualitatives, en termes notamment de
profil de fréquences. Mais pas de surdité vraiment notable. Il y a là,
me semble t-il, une énigme, dont je ne doute pas qu’un jour les
éminents spécialistes que nous avons entendu ce matin finiront par en
venir à bout en termes neurologiques. |
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J’aimerais
quant à moi, qui viens de sciences dites humaines — sociologie,
ethnologie, psychanalyse, bref les « sciences molles » —
émettre à ce sujet une hypothèse issue de mes recherches depuis bientôt
40 ans. Il me semble que ce qui préserve l’oreille gauche du violoniste
c’est qu’il maîtrise le son qu’il va produire, tout au long de la
partition qu’il joue, et que quelque chose d’encore inconnu de la
science (ou en tout cas de moi) prépare son oreille interne au choc des
décibels qu’elle va encaisser. Autrement dit, c’est la signification du
monde sonore, le sens que nous donnons à ce nous entendons et même
parfois à ce que nous croyons entendre, qui me semble décider que les
sons soient reçus comme agréables ou désagréables, voire
insupportables, et nous disons alors que ces sons sont des bruits. Ou
parfois comme très agréables, comme une musique que nous aimons. C’est
sans doute une hérésie neurologique de ma part de croire qu’un monde
sonore agréable mais de forte intensité en décibels détruit beaucoup
moins les cellules ciliées de la cochlée que des sons désagréables. Le
Pr Josserand, en tant qu’acousticien pourtant du côté des
« sciences dures », avait fait la même observation concernant
le cas du batteur de Jazz : ces percussionnistes devraient tous
être sourds comme des pots, et il n’en est rien ! |
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Je
vous ai parlé de ma fille, mais mon gendre est intéressant lui
aussi : il joue du basson, du contre-fagot, et dans l’orchestre il
est placé juste devant les cuivres, devant les trombones plus
précisément. Dans son cas, la médecine du travail lui a prescrit des
boules Quies de haute technologie qui filtrent les fréquences des
trombones, mais lui permettent d’entendre son basson. Il en va de même
pour de nombreux autres musiciens mal placés dans l’orchestre par
rapport à des instruments pouvant produire de fortes intensités
sonores. J’en déduirais volontiers, pour persévérer dans l’hérésie, que
ce n’est pas la musique en tant que telle, la masse sonore de
l’ensemble de l’orchestre aussi plaisante soit-elle, qui protégerait la
cochlée du musicien, mais seulement la musique qu’il fait lui, celle
dont tout son esprit et son corps le prévient de l’impact exact qu’elle
aura à l’instant suivant, à la lecture de sa partition. |
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C’est
en 1975, tout à fait par hasard, j’ai eu le privilège de conduire une
recherche qui fut sans doute l’une des premières à tenter d’expliquer
la gêne attribuée au bruit par cette dimension sémantique du monde
sonore. D’où mon sourire en arrivant ici, me voyant accueilli par des
dinosaures grandeur nature dans le hall du Palais de la Découverte. Ma
recherche de l’époque porta sur une soixantaine d’entretiens
semi-directifs, s’appuyant sur des tests, et conduits de façon assez
clinique, auprès d’habitants de divers types de logements parisiens et
de la banlieue. Devant la grande polysémie des significations
conscientes qui émergeaient des propos tenus par les interviewés, nous
sommes rapidement passés d’une approche psychosociologique à une
approche psychanalytique, elle même à plusieurs niveaux. Nous avons
formulé un grand nombre d’hypothèses de travail (environ 45) pour
tenter d’expliquer différents types de relation entre gêne sonore (ou
plaisir sonore) et la signification de ce qui était dit être entendu.
Ces hypothèses abordaient successivement les relations entre le bruit
et la perception du fonctionnement social, la relation à l’habitat, la
famille (où les bruits relationnels et liés à la promiscuité sont les
plus importants), le bruit et le travail, et le bruit et les traits de
personnalité et divers mécanismes inconscients. |
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Déjà
à l’époque, mes conclusions principales liaient la gêne davantage à la
signification du bruit qu’à son intensité, et sa signification
éventuellement gênante à l’insatisfaction existentielle du sujet (de
nature sociale ou psychique) projetée sur le bruit : le bruit sert
souvent de bouc émissaire projectif à des insatisfactions qui n’ont
rien d’acoustique par elles-mêmes... C’est en partant de là que lors de
ma recherche suivante au CSTB, qui sur l’insistance des acousticiens
fut dûment confrontée à des mesures acoustiques entre logements
mitoyens, que j’ai introduit un indicateur de qualité de vie, un IQV,
compilé en échelle à 5 points à partir des réponses des habitants aux
questions portant sur la dizaine des problèmes les plus importants de
l’existence humaine (sauf la mort, toutefois) : |
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Ce
n’est sans doute pas par hasard que l’univers du travail venait en tête
de cette exploration. Cet indicateur s’est avéré corrélé fortement avec
l’expression subjective de la gêne, beaucoup plus qu’avec les valeurs
d’isolation phonique entre logements. Les gens « qui vont bien », en
effet encaissent sans sourciller des environnements sonores déclarés
inacceptables par ceux qui vont moins bien, tant au plan des décibels
que des significations. Il est donc élémentaire, pour étudier le bruit,
d’établir au préalable si la personne qui répond à vos questions vit
une situation positive, moyenne ou négative. Par exemple, dans un même
immeuble, aux appartements d’égale isolation acoustique, et dont les
fenêtres ouvrent sur une cour de recréation, des personnes vivant une
forte détresse se situent en IQV faible, et ne supportent que très
difficilement les jeux des enfants dans la cour de recréation. Alors
que chez leurs voisins mitoyens des personnes à fort IQV (qui vont
bien) trouveront ces mêmes bruits des jeux d’enfants plutôt positifs,
et même « parfaitement adorables ». Le lien entre intensité
de l’énergie acoustique (« les décibels ») et gêne ressentie
est donc loin d’être un lien direct, quantitatif et donc
quantifiable : dire que la gêne commence à 80 dB est une
approximation commode, mais trop simpliste pour moi. Il est
incontestable, cependant, que l’intensité, passé un certain seuil
variable selon les circonstances, devient gênante par elle-même, et
acquiert sa propre signification (« trop fort »). |
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Concernant
le comportement social lié au bruit, mon idée centrale est que la
polysémie des significations sonores dans nos sociétés modernes, en
changement rapide et permanent, constitue en elle-même une source
importante de gêne. D’une part, depuis la Rome antique les villes ont
toujours été bruyantes, sans doute davantage que les quartiers-dortoir
des mégalopoles actuelles qui sont la scène principale des études de
gêne ; simplement les bruits des villes dans les sociétés
traditionnelles véhiculaient autre chose que ceux de nos villes
actuelles. D’autre part, la comparaison avec les sociétés
traditionnelles, que le regretté Lévi-Strauss appelait
« froides », montre l’excellente tolérance au bruit, même
nocturne, dont elles sont capables, ces bruits étant parfaitement
connus. L’ethnologie nous apporte des témoignages incontournables sur
des sociétés où, par exemple, loin de provoquer une altération
quelconque de la qualité du sommeil, le fait que l’on tape toutes les
nuits jusqu’à l’aube sur de grands tambours permet aux autochtones
précisément de dormir bercés en toute quiétude, protégés des mauvais
esprits de la nuit par la démonstration sonore de la puissance de leur
collectivité. |
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Dans
nos sociétés à transformations sociales rapides, ces significations
sonores n’ont plus le temps de se stabiliser dans des consensus
signifiants, parce que la société industrielle crée sans cesse des
nouveaux bruits, ainsi que des modalités nouvelles de bruits déjà
intégrés ; et de surcroit notre changement social rapide sème
l’anarchie dans les significations (« crée de l’anomie »,
dirait Durkheim) laissant une large place aux imaginaires individuels,
conscients et inconscients : la part de la subjectivité
s’accroit... et augmente les occasions de se sentir gêné même en
dessous de 80 dB. Nous avons perdu la dimension sociale des contes,
légendes et mythes, dimension qui était chère à Lévi-Strauss. J’en ai
tenté une approche à la fin des années 80. Il peut paraître surprenant
d’interroger un matériel aussi éloigné de la problématique des
nuisances d’environnement dans nos sociétés industrielles actuelles que
celui que recèlent les mythes et légendes, traditionnels dans toutes
les civilisations, et qui de ce fait semblent précisément constituer un
genre auquel notre société est devenue allergique au point de l’avoir
fait disparaître. Le détour par les mythes se justifie aisément si l’on
veut bien considérer l’hypothèse que la société industrielle, qui
favorise par sa sur-bruyance la quête ininterrompue et peu souvent
récompensée du sens, occasionnerait donc la fatigue, la gêne, le
stress, tous résultant de la perte de codifications fantasmatiques
et/ou imaginaires anciennes rendues caduques par cette sur-bruyance
même. Codifications dont témoigneraient par contre encore les légendes,
contes et mythes de tous pays. L’idée de la sur-bruyance, c’est le
nombre de bruits nouveaux subis quotidiennement plutôt que leur nombre
absolu ou leur intensité en décibels. Ainsi, les sociétés
traditionnelles, même très bruyantes en décibels, auraient été plus
supportables de par le faible nombre, relativement, de bruits
quotidiens inattendus auxquels il fallait inconsciemment trouver une
signification. De surcroît ces significations étaient intégrées souvent
depuis des siècles sinon des millénaires et pouvaient donc être
verbalisées et communiquées. |
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Qu’y
a-t-il de nouveau, dans mon domaine, depuis mes recherches déjà
anciennes ? Du côté de l’éthologie et de la néonatalogie, pour
Boris Cyrulnik, pendant la grossesse, « quand la mère parle, le
bébé perçoit les basses fréquences filtrées par la poitrine, le
diaphragme et l’utérus : la voix de la mère lui parvient
lointaine, douce et grave. Celle du père est mieux perçue, plus intense
et plus aiguë. » Cyrulnik pense que le passage de la chose à
l’outil et à l’objet se fait par le contexte affectif, qui socialise le
sens (la signification !), et qui constitue donc l’ontogenèse de
l’objet. Il me semble, dès lors, qu’une forme possible de la gêne due
aux bruits pourrait correspondre au blocage de ce travail d’élaboration
du sens, donc à une désobjectalisation de l’entendu qui symboliserait
l’absence du regard affectueux et du monde sonore enveloppant de la
mère. L’émergence des significations se situe pour Cyrulnik dans la
notion d’imprégnation, « une même information peut prendre, selon
le moment du développement de l’organisme qui la reçoit, une valeur
hypermarquante, ou, au contraire, tout à fait nulle ». Sa position
semble autoriser à parler d’imprégnations sonores tout autant que des
visuelles, plus classiquement éthologiques. |
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Daniel
Stern, grand spécialiste en néonatalogie, insiste, lui, sur la
temporalité dans la psychogenèse de l’enfant, notamment dans ce qu’il
nomme des « contours de vitalité », qu’il illustre par
l’exemple amusant du bruit de l’aspirateur. « On voit souvent chez
les enfants d’un an une sorte de phobie des aspirateurs, en grande
partie parce qu’ils ont cette capacité de démarrer brusquement, avec
cette forme de courbe de montée de bruit trop rapide. Si la montée du
bruit est lente, on va avoir une sensation d’intérêt. Si le bruit est
élevé et chute tout à coup, on va expérimenter quelque chose comme de
la joie (exactement ce que Freud a dit en parlant de principe de
plaisir). Si c’est un niveau de bruit élevé et qui persiste, on
commence à être fâché, à éprouver de la colère ». Stern poursuit
en évoquant les bienfaits affectifs de la musique et de la danse. Ici,
nous pouvons faire la même remarque, la gêne due au bruit prolongé
serait liée au fait qu’elle empêche cette mise en forme musicale par
les « contours de vitalité ». |
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Tout
ceci, me direz-vous, concerne le monde sonore perçu dans le logement,
alors que nous sommes supposés débattre de celui de l’univers du
travail. Mais si je n’ai pas étudié spécialement la relation entre le
monde du travail et le monde sonore, lors de mes recherches j’en ai
maintes fois rencontré l’intersection, car comme je l’ai déjà dit nous
avons toujours exploré le rapport au travail des habitants des
logements sociaux que nous avons interviewés, afin d’en établir l’IQV. |
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Lors
de mes recherches passées j’ai rapidement compris la difficulté de
s’exprimer au sujet du monde sonore, pour les personnes interviewées.
J’ai été amené à concevoir des méthodes d’interview peu orthodoxes, à
l’aide d’images, de bandes dessinées, etc. Lors d’une étude sur la gêne
des avions des riverains de l’aéroport Charles De Gaulle, je suis entré
dans un bistrot de Goussainville, et j’ai demandé à quelques personnes
si c’était vraiment un problème, les avions, étant donné que
j’envisageais de venir habiter chez eux. À ma surprise mes
interlocuteurs s’exclamèrent « Mon pauvre monsieur, ne venez
jamais vivre à Goussainville, vous ne pourrez jamais vous y habituer.
Nous, nous sommes le peuple des avions, nous y sommes nés, le bruit des
avions nous sommes tombés dedans quand nous étions petits ». Il
s’avéra que la plupart de ces personnes avaient une activité
professionnelle liée, directement ou indirectement, à l’aéronautique.
Le bruit des avions était en somme le bruit de leur casse-croûte !
Il en allait tout autrement pour des riverains de l’aéroport, qui
avaient cru faire une excellente affaire en achetant un pavillon à bas
prix, pour la bonne raison qu’il était à l’intérieur de la courbe de
son qui avait fait chuter le prix de l’immobilier local. Quand ces
personnes travaillaient ailleurs qu’à Goussainville la gêne qu’ils
exprimaient à l’égard des avions était considérable. Je me souviens
également d’un homme qui était maître nageur scolaire à
Goussainville : le bruit des gosses à la piscine, pourtant joyeux,
le rendait fou, et il avait bénéficié d’une promesse de retraite
anticipée de la part de la médecine du travail. Quand il sortait de son
travail il était sous le bruit des avions, mais lui aussi était né à
Goussainville et c’était en quelque sorte le bruit normal ! À la
limite entendre les avions signifiait qu’il avait fini sa journée de
stress sonore maximal dans les piscines scolaires, le retour à la
normale était un soulagement, et le bruit des avions à la limite
plaisant. Dans le même ordre d’idées, lors de la toute première enquête
sur le bruit des avions que j’ai conduite à Toulouse, nous eûmes la
surprise de constater l’existence d’une villa exactement dans l’axe de
la piste principale de Blagnac. C’était à l’époque des essais du
Concorde ! Nous nous sommes demandés qui pouvait bien résister à
un tel niveau sonore pour continuer à habiter là. Un sourd,
peut-être ? Il s’avéra que l’habitant de la villa, au contraire,
entendait parfaitement : c’était un ingénieur de la SNECMA à la
retraite, qui adorait entendre passer au-dessus de sa tête les
réacteurs qu’il avait mis au point pendant sa vie active ! |
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Pour
conclure, et puisqu'il est l'heure de déjeuner, j’aimerais citer un
court extrait d'un poème de Jacques Prévert qui résume bien tout ce que
j’avance au sujet de la prépondérance des significations sonores : |
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