Limite de validité des sondages en sciences sociales
 

Manuel Periáñez_____________________________________________manuelperianez1940@gmail.com

   
 


 

 

 

 

Limite de validité des sondages en sciences sociales

Intervention le jeudi 23 mai 1996 aux Journées STE, Créteil.

 

Résumé

La France est actuellement championne du monde des sondages. Est-ce un bien ou un mal? La controverse, déjà ancienne, aurait cessé sans doute depuis longtemps si les sondages, qui permettent souvent des études de qualité et pertinentes, ne menaient pas parfois, il faut bien l'avouer, à des analyses banales ou incorrectes, voire volontairement déformées. Si le succès de la méthode lui assure désormais un domaine aussi vaste que multiple, il semble conduire parfois à l'équivalent, dans le domaine des sciences sociales, des erreurs thérapeutiques dans le domaine médical : certains commanditaires ne connaissent qu'elle, et les instituts de sondage ne récusent pas des contrats pour lesquels il y a erreur sur l'outil (si même ils le savent). Nombre de sujets, en effet, ne peuvent être valablement explorés par cette méthode rapide et simple. Les sondages ont leurs limites de validité, leur champ d'application optimal... et leurs contre-indications.

Nous avons formulé, lors d’un travail récent, quelques remarques d'ordre psychanalytique concernant le biais de la relation sondeur-sondé dans la construction de l'opinion publique. Cette relation nous apparaît davantage comme une violence sur la voie publique que comme une relation d'entretien; le passant interpellé se sentant manipulé sur différents modes, qui ont partie liée avec des situations hypnotiques; il est tiraillé dans un conflit d'identité entre son vrai-self intime et un rappel de sa condition publique de citoyen, entre ses attitudes face à l'autorité et à la créativité; enfin, il peut réagir en s'identifiant au sondeur.

La seule ambition, maintes fois réitérée des sondages, est de constituer un instantané de l'opinion publique. Mais de plus en plus les sondages sont appliqués à des problématiques au sujet desquelles n'existe aucune opinion proprement dite ! C'est tout le problème. Il est clair que les individus communiquent au sujet de certaines de leurs activités et perceptions humaines et sociales, et cette communication crée la vie sociale et politique. Là, des opinions existent, et on peut les sonder. Mais pour un immense champ de l'expérience humaine, cette communication et ce processus d'émergence et maturation des opinions n'a jamais lieu. C'est bien pour cela que la psychanalyse a eu en ce siècle le succès que l'on sait. Il faut tout le talent des écrivains, celui d'un Proust ou d'un Flaubert, pour explorer les nuances de tel ou tel émoi humain, par exemple devant une oeuvre d'art, mais également celles des réflexions personnelles encore hésitantes devant de nouveaux événements et problèmes sociaux. Ces réflexions incipientes ne constituent pas une opinion, tout au plus, comme nous l'avons proposé, une "opinion privée", en attente d'étalonnage par la discussion socialisée. Faire passer ces opinions privées dans le domaine public par une technique assez violente de recueil de données constitue dès lors un abus.

En conclusion, nous dirons que les limites de validité des sondages en sciences sociales sont celles de la préexistence d'une opinion consciente socialement établie (celles concernant le champ politique, essentiellement).

 

Introduction

La France est actuellement championne du monde des sondages. Est-ce un bien ou un mal? La controverse, déjà ancienne, aurait cessé sans doute depuis longtemps si les sondages, qui permettent souvent des études de qualité et pertinentes, ne menaient pas parfois, il faut bien l'avouer, à des analyses banales ou incorrectes, voire volontairement déformées. Si le succès de la méthode lui assure désormais un domaine aussi vaste que multiple, il semble conduire parfois à l'équivalent dans le domaine des sciences sociales des erreurs thérapeutiques dans le domaine médical : certains commanditaires ne connaissent qu'elle, et les instituts de sondage ne récusent pas des contrats pour lesquels il y a erreur sur l'outil (si même ils le savent). Nombre de sujets, en effet, ne peuvent être valablement explorés par cette méthode rapide et simple. Les sondages ont leurs limites de validité, leur champ d'application optimal... et leurs contre-indications.

Prenons l'exemple des études sur la gêne due au bruit. Quand on passe en revue celles qui sont faites depuis vingt ans, on tombe sur un secret les concernant, secret d'autant mieux gardé qu'il est dérisoire : c'est celui de la collusion du chercheur avec la demande politique et technocratique. Celle-ci paraît simple : les gens se plaignent du bruit, il faut faire quelque chose ! Posons d'emblée que cette demande est parfaitement légitime dans les lieux à " pathologie acoustique " — proximité d'avions, routes, chantiers, etc. Mais ces situations, qui commandent l'urgence absolue, sont très minoritaires en France, même si désormais il n'existe plus une seule habitation où l'on n'entende pas un moteur (même en fuyant en haut de l'Aiguille du Midi, on entend le diesel du groupe électrogène, que d'ailleurs l'on oublie devant le panorama). De fait, le 80% des affaires de bruit plaidées devant les tribunaux concernent des niveaux sonores tout à fait moyens : c'est la signification de ces bruits qui les rend insupportables. Et ça, c'est subjectif. Notre problème est donc psychologique avant d'être acoustique.

La collusion que nous évoquons est celle des chercheurs avec l'idéologie dominante au sujet du bruit, selon laquelle le bruit serait mauvais de nature, et constituerait un problème grave de société. Des sondages font régulièrement apparaître le bruit comme "la préoccupation numéro un des français" ! Les politiques suivent. Or, ces sondages sont biaisés, car le bruit possède des qualités psychosociologiques spécifiques qui le rendent largement inaccessible à cette méthode de quantification. Ces qualités constituent le domaine du bruit en un commode exutoire projectif pour toute insatisfaction, d'origine sociale mais également personnelle, c’est là la capacité particulière du bruit de fournir un docile bouc émissaire.

Il est donc élémentaire, pour étudier le bruit, d'établir au préalable si la personne qui répond aux questions vit personnellement une situation positive, moyenne ou négative. Les gens " qui vont bien " en effet encaissent sans sourciller des environnements sonores déclarés inacceptables par ceux qui vont moins bien, tant au plan des décibels que des significations de ce qu’ils entendent. Le vrai problème du bruit est donc à étudier auprès de gens en bonne santé selon la définition fameuse de l'OMS (une parfaite santé physique, psychique et sociale...), et qui, néanmoins, se plaignent — et, bien sûr, ils existent : n'ayant pas besoin d’avoir recours au bruit comme bouc-émissaire, seuls ceux-là sont à même d'échapper en partie à l'idéologie. Or les sondages ne se préoccupent pas de la personnalité des personnes interrogées, ni de leur bonheurs ou malheurs actuels, car ils doivent faire vite, et tablent sur la loi du grand nombre pour niveler statistiquement toutes ces différences. Ce faisant les sondages ne recueillent pas des données suffisantes pour établir les corrélations nécessaires à l'objet étudié, leur seule ambition étant d'établir " un instantané de l'opinion publique ".

Il existe de nos jours une abondante littérature scientifique sur les sondages.

Les seuls problèmes de la collecte des individus destinés à faire partie d'un échantillon, de la formulation des questions et de leur ordre de passation, ainsi que celui de l'utilisation des résultats d'un sondage, est déjà par elle même tout à fait complexe.

Un exemple aussi bref que suffisant de l'induction des réponses par leur formulation même est donné par Yvonne Bernard (1). En 1982 la SOFRES publie deux sondages à deux mois d'intervalle. Dans l'Express, la question posée était : " Pour vous, et votre famille quelles sont les préoccupations les plus importantes à l'heure actuelle? " L'insécurité arrivait en dernière place avec seulement 6% des réponses. Dans Le Parisien, la question était posée différemment : " Parmi les problèmes suivants quels sont les deux qui vous préoccupent le plus? ". Suivait la présentation d'une série de problèmes évoqués comme le chômage, la santé et enfin l'insécurité qui, là, arrivait en tête avec 56% des réponses !

Autre exemple, dans un travail récent au sujet du bruit pour la Direction de la Construction (2), nous avions fait état de nombreux sondages dans la presse qui font apparaître le bruit comme " le problème numéro un des français ". Or, ces sondages proposaient aux personnes interrogées, comme celui sur l'insécurité cité par Yvonne Bernard, une liste de nuisances et problèmes parmi lesquelles choisir... Dans des entretiens libres où était posée la question de savoir quels étaient " les problèmes les plus importants à l'heure actuelle " sans induction, le bruit n'était presque jamais mentionné, et encore uniquement dans des zones d'habitat très bruyantes objectivement.

Par ailleurs, la pratique de l'audimétrie, la mesure de l'audience des différents programmes de télévision (et de la publicité qui les accompagne) a abouti en quelques années à un nivellement par le bas des programmes, et à la quasi-disparition du financement destiné à des productions de qualité (les subventions de la chaîne ARTE étant régulièrement remises en cause sur la base de l'Audimat).

La publication médiatique des sondages les a transformés en nouvel élément du jeu politicien; on sait que leur publication est interdite une semaine avant des élections...

Le sondage électoral constitue la vitrine des sondeurs, c'est là que la méthode prouve son exactitude relative dont elle tire prestige auprès des clients commerciaux, car c'est là seulement que le sondage est suivi par le vote réel qui en permet la vérification. La marge d'erreur de 3% de la méthode des quotas, qui paraissait très faible autrefois, est cependant de plus en plus mal tolérée par la classe politique. Les sondeurs français utilisent des coefficients de pondération des prévisions de vote, basés sur l'écart entre les précédents sondages et les résultats électoraux réels; ces coefficients ont pour but de redresser l'inhibition des réponses politiquement extrêmes aux sondages, réponses toujours inférieures aux votes réels. Cette pratique suppose une stabilité des représentations idéologiques et politiques d'une élection à l'autre, ce qui n'est pas toujours certain, surtout quand il se produit une évolution de l'opinion : paradoxe donc, les sondages mesurent d'autant plus finement l'opinion que celle-ci reste stable au fil des ans !...

Le problème éthique le plus rarement soulevé, car confondu avec un problème technique, est cependant celui de la pseudo-démocratie que la sondomanie actuelle a fini par imposer dans la conscience collective en lieu et place de la vraie (celle du vote réel des citoyens). Du fait qu'un groupe important échappe toujours aux sondages, le groupe des individus qui les refusent par principe, la collectivité des citoyens se trouve réduite au segment social qui les accepte, segment qui produit la prétendue " opinion publique ". Il ne s'agit pas ici des personnes qui répondent " ne sait pas " aux sondeurs, donc du groupe des " indécis " (qui pose déjà un problème intéressant, celui de l'authenticité contre les conventions), mais bien du groupe de gens encore au-delà de cette position, et qui rejettent toute participation à un sondage. Or, par définition, on ne sait rien sur les gens qui refusent les sondages. Il se peut, et c'est le pari des sondeurs, que ceux-ci se distribuent aléatoirement dans la population globale. Mais rien ne le prouve, et il est parfaitement possible que le groupe qui refuse les sondages constitue un groupe socialement cohérent, ayant en commun des variables sociologiques ou psychosociologiques importantes, ce qui fait qu'une ou plusieurs familles d'opinions aussi valables que les autres ne sont jamais observées par cet instrument ! Il y a donc un " trou noir " dans la prétendue opinion publique. Dans ce cas, tous les sondages sont toujours faux, ou du moins uniquement valables en tant que " photographie de l'opinion " des seuls groupes sociaux qui acceptent les sondages... Les sondages étaient censés, après mai 1968, donner la parole à la " majorité silencieuse ", mais ils ignorent une minorité encore plus silencieuse.

Pierre Bourdieu, dans un texte brillant sur ce sujet (3), posait déjà en 1973 en préambule son refus de condamner les sondages, qui " peuvent être utiles aux sciences sociales à condition d'être traités de façon rigoureuse ". Il énonce ensuite trois postulats implicites des sondages :

1 - les enquêtes d'opinion supposent que tout le monde peut avoir une opinion, que la production d'une opinion est à la portée de tous. Bourdieu conteste ce premier postulat.

2 - On suppose que toutes les opinions se valent. Or, " cumuler des opinions qui n'ont pas du tout la même force réelle aboutit à une distorsion très profonde ".

3 - Dans le simple fait de poser la même question à tout le monde se trouve impliquée l'hypothèse qu'il y a un consensus sur les problèmes, un accord sur les questions qui méritent d'être posées.

Bourdieu se montre clément par rapport aux reproches techniques le plus souvent émis contre les sondages : la constitution de l'échantillon, la formulation des questions... Car il y a plus important, la demande sociale de sondages est liée à des problématiques obligées, celles issues des préoccupations politiques : " les problèmes qui se posent sont des problèmes qui s'imposent comme problème politique " et cela situe les instituts de sondages loin des centres de recherches qui construisent leurs recherches " sinon dans un ciel pur, en tout cas avec une distance beaucoup plus grande à l'égard de la demande sociale sous sa forme la plus directe " qui fait du sondage d'opinion un instrument d'action politique. " Sa fonction la plus importante consiste peut-être à imposer l'illusion qu'il existe une opinion publique comme sommation purement additive d'opinions individuelles " qui permet de légitimer une politique prétendument adéquate à cette " opinion publique ".

Bourdieu analyse alors rapidement les opérations qui permettent d'atteindre l'effet de consensus sur lequel repose cette pratique : l'ignorance délibérée des non-réponses (philosophie électorale imposée aux sciences humaines); l'imposition de problématique (à quelle question les gens ont-ils cru répondre? ); la compétence politique (qui varie grosso modo comme le niveau d'instruction); " l'ethos de classe " (que d'autres auteurs préféreraient désigner comme " imaginaires sociaux "); l'erreur d'interprétation des réponses (interprétation politique de réponses hétérogènes aux problématiques imposées). Bourdieu explique ensuite le rôle, d'une part, des opinions mobilisées, des opinions constituées, des groupes de pression, et, d'autre part, l'opinion à l'état implicite ou dispositions, qui, par définition, n'est pas l'opinion.

Il conclut donc que " l'opinion au sens de la définition sociale implicitement admise par les instituts de sondage ou ceux qui utilisent les résultats des sondages d'opinion, je dis simplement que cette opinion-là n'existe pas."

 

Approche psychanalytique de la situation de sondage

La lecture des textes de sociologues, historiens et philosophes consacrés aux sondages font réfléchir le psychanalyste que nous sommes par ailleurs. Il nous semble, en effet, que le problème s'éclaire un peu plus si on prend en compte la dimension de l'inconscient. Les auteurs cités semblent considérer l'individu littéralement comme la plus petite partie de la société (individu, c.a.d. qui n'est pas divisible). Lewin avait autrefois posé que l'individu était " un atome social ". Cette idée était d'autant plus remarquablement fausse, qu'elle était énoncée à une époque où le noyau de l'atome avait depuis longtemps pu être cassé en ses éléments constitutifs : l'" individu " de la matière était divisible !

Or il en va de même avec l'individu humain, qui est pluriel, et ce même à plusieurs titres. D'une part, la tripartition freudienne en Moi, Ça et Surmoi (encore affinée en Idéal du Moi, états du Moi, " visiteurs du Moi ", Moi-peau, etc. par les successeurs de Freud) vient semer le doute quant à l'interlocuteur dans un dialogue : qui est " aux affaires " quand celui-ci répond à une question? Une des nombreuses écoles psychanalytiques postérieures à la psychosociologie américaine classique, celle d'Eric Berne et de la " psychanalyse transactionnelle " part du principe que les mouvements régrédients-progrédients du Moi dans toute interaction humaine donnent lieu à des conjonctures du Moi redevables du fait que la parole peut être prise par un Moi-enfant, un Moi-adulte ou un Moi-parent... La question alors de savoir qui répond à un enquêteur se complique un peu, et des précautions sont indispensables dans l'installation de la relation d'entretien pour avoir des chances de stabiliser l'interlocuteur. Notamment, il est indispensable que l'enquêteur soit suffisamment identifié par l'interviewé (et donc déjà stable lui-même), et sur les mêmes catégories (quelqu'un qui vous pose une question pouvant lui-même opérer à partir de son Moi-enfant, adulte ou parent, ce qui crée neuf situations possibles entre deux personnes !). Le contenu de la question peut lui-même être pris par la personne interrogée comme émanant de son interlocuteur (à l'état du Moi préalablement localisé parmi ces trois possibilités), ou comme émanant d'une instance supérieure à l'interlocuteur, par rapport à laquelle l'interrogé peut s'imaginer que le sondeur entretient lui aussi des rapports complexes !

Il n'existe, à notre connaissance, aucune recherche visant à établir " à qui " croit parler une personne se trouvant brusquement confrontée à une situation d'investigation par sondage, comme c'est généralement le cas (dans la rue ou par téléphone, ou par démarchage au porte à porte). L'interruption de toute activité en cours pour participer à un sondage s'apparente, fâcheusement nous semble-t-il, au fameux " Police ! vos papiers ! " d'une interpellation sur la voie publique, par laquelle la société exerce son droit légitime de contrôle social institutionnel, et cette parenté ne peut aller sans des répercussions psychiques spécifiques selon le type de personnalité de l'interpellé, pour ne pas dire de la victime. Certes, dans la seconde qui suit, la personne se voit rassurée : ce n'est qu'un sondage, on lui demande seulement de contribuer anonymement à une photographie de l'état de l'opinion publique sur tel ou tel sujet... Il n'en reste pas moins que l'interpellation captative, de l'ordre de l'abordage, provoque un certain état mental. 


Hypnose et autorité

Des auteurs modernes (Roustang, Chertok, Stengers) questionnent la psychanalyse sur ses origines du côté de l'hypnose. L'enjeu de cette recherche, passionnante au demeurant, est de purifier la psychanalyse de ce qui lui reste d'abus hypnotique du temps de Charcot et ses fameuses présentations de malades à la Salpetrière, auxquelles assista un jeune Freud, lui-même fasciné. Roustang retrouve dans ses écrits, implicitement souvent, les recherches de Ferenczi dans les années 1920, quand il théorisait l'hypnose comme appartenant à deux types, qu'il appelait " hypnose maternelle " (par la séduction, la douceur, l'enveloppement) et " hypnose paternelle " (par l'autorité, la brutalité de ton, la violence verbale, voire physique). S'il est déjà difficile d'échapper entièrement à tout phénomène hypnotique dans des échanges humains extrêmement attentionnés comme ceux qui ont cours dans la cure psychanalytique, on voit aisément comment un mixte variable de ces mêmes phénomènes sont monnaie courante dans la vie quotidienne, et comment la relation d'investigation subite relève, quant à elle, clairement du type d'hypnose paternelle dans la phase d'abordage du sondé, phase immédiatement suivie par de l'hypnose maternelle rassurante et propice à établir un minimum de coopération; mais on peut dès lors légitimement s'inquiéter des conditions psychiques à partir desquelles sera consentie cette coopération...

Pour nous rapprocher de notre sujet, remplaçons maintenant l'expression " investigation subite " par celle d'" investigation inopinée ". On nous voit venir, ce synonyme apparemment innocent introduit une dimension importante : celle de l'abolition des opinions personnelles par la part de relation d'hypnose contenue dans la situation de sondage ! Nous n'irons pas jusqu'à prétendre que le sondé se trouve devant le sondeur comme le lapin devant le serpent... mais il y a un peu de ça. Au minimum, le sondé aurait besoin, pour répondre en tant que sujet et livrer valablement une opinion personnelle, de " reprendre ses esprits " comme le dit très bien le langage courant. Le sondeur, lui, travaille aux pièces, il ne lui en laissera pas le temps. Ce n'est pas un hasard si, dans des domaines délicats, la méthode d'interview semi-directive la plus performante est celle où le questionnaire est envoyé au futur interviewé quelques semaines à l'avance, pour qu'il réfléchisse posément aux questions qui lui seront posées...

Nous avons personnellement toujours participé aux sondages que le hasard a mis sur notre chemin, depuis de nombreuses années, à la fois par curiosité, pour dépanner le malheureux sondeur vacataire, et par déformation professionnelle (ou joie mauvaise, si l'on préfère). Jamais nous n'avons vu un sondeur qui accepte de remettre en cause les catégories fermées pour les réponses, toujours insuffisamment subtiles pour rendre compte de celles que nous voulions communiquer. Si l'on se rebiffe, le sondeur hausse le ton : il faut impérativement choisir l'une ou l'autre de ses réponses ! Si l'on persiste à finasser, il finit par cocher, à notre place et le regard noir, la case qu'il décide être celle qui convient le plus au personnage incasable qu'il a eu la malchance de rencontrer (il procède alors, croit-il, à une " interprétation "...) Voilà le sort de ceux qui résistent à l'hypnose. 


Identité, hypnose et formulation des opinions

Mais ceux, presque tous, qui ne résistent pas, ne serait-ce que pour se débarrasser au plus vite du sondeur, quel personnage intérieur parle chez eux? Et à qui? Rendus " inopinés " par la situation d'abordage, ils acceptent plus souvent le choix de réponses qui ne conviennent qu'à cet interface social de leur personnalité que Winnicott a appelé le faux-self, qui, du coup, se retrouve promu citoyen, le sondage étant un vote plus qu'une recherche scientifique. Ou bien, s'ils tiennent à leur vrai-self, ils ne répondent pas, et vont grossir la catégorie des " sans réponse " (pour laquelle il faut avoir du courage : on vous fait sentir que seuls les idiots restent sans réponse). La catégorie " sans réponse " est, de ce fait, sans doute la plus intéressante que produisent les sondages, et celle qui mériterait réellement une recherche, de même que le refus de participer aux sondages, que nous avons déjà évoqué. L'effet pervers le plus évident, et jamais décrit par les instituts de sondage et pour cause, est donc de remplacer la société réelle par celle constituée de l'addition de tous les faux-self sociaux qui veulent bien accepter de se laisser photographier dans la rue.

Il est permis de se demander si la minorité antiautoritaire, qui se braque dès qu'elle détecte des velléités de manipulation (et l'hypnose en est une de taille) ne constitue pas un groupe sociologiquement homogène, ce qui fausserait tous les échantillons ! Par ailleurs, ces gens ne sont-ils pas les plus conscients d'être de véritables citoyens? Le poids de leur opinion ne serait-il pas considérable comparé à celle des gens qui répondent légèrement à un enquêteur, comme l'on participe à un passe-temps? Bref, l'opinion recueillie par sondage est-elle sérieuse, tout simplement?

Les sondeurs, en comparant leur activité à la photographie, ignorent ce que Barthes en a dit dans la Chambre claire, à savoir l'effet de mortification du sujet par sa prise en photo, la pose complaisante du sujet devant le photographe. Pour obtenir une photographie qui saisisse le vif du sujet, il faut la prendre à son insu, et c'est bien le cas de toutes les grandes photos des Lartigue, Doisneau et les autres grands de la photo populaire, qui sont des artistes et non des techniciens. Barthes écrivait que la photo " est co-naturelle à son référent " ce qui traduit du jargon philosophique au jargon psychanalytique ressemble assez bien à notre idée d'une pseudo-réalité qui serait le champ d'action du faux-self poseur... 


Identification à l'agresseur et sondages d'opinion

Un autre mécanisme mis en lumière par ce grand pionnier trop oublié que fut Ferenczi est celui dit de " l'identification à l'agresseur ". Brièvement, il s'agit d'une défense contre un Surmoi trop massif, voire sadique, qui consiste... à s'en approprier les caractéristiques, le plus souvent d'ailleurs en les aggravant ! Ainsi, l'hypnose paternelle devient familière, connue de l'intérieur, et cesse d'être angoissante (sur le mode de la défense contre-phobique). Quelques perspectives fantasmatiques de vengeance ne sont pas étrangères à cette manoeuvre magistrale.

Dans ce registre, la situation sondeur-sondé atteint au comique : qui va hypnotiser qui? Le sondé à la personnalité structurée sur ce mode sera beaucoup moins intéressé par le sujet qui fait le contenu du sondage que par l'affrontement de pouvoir que lui offre la situation. Il confisque le sondage, prend l'attitude que pourrait avoir le chef de bureau du sondeur, choisit violemment les réponses les plus conformistes comme allant de soi, et fait bien sentir au sondeur combien il est inutile de déranger les gens pour des truismes mille fois avérés. Le sondeur, arroseur-arrosé, bafouille et s'excuse de l'avoir dérangé. Mais la nature artificielle des résultats du sondage s'en accroît d'autant.


Dix entretiens contre un sondage

Nous avons récemment eu à effectuer la contre-expertise d'un sondage pour le Plan Construction (4). Dans cette étude, nous avons commencé par exposer les résultats des deux sondages SOFRES et IPSOS qui ont motivé cette contre-expertise, puis nous avons passé en revue quelques textes parmi les plus importants des centaines qui existent actuellement au sujet des sondages, et qui illustrent les différentes facettes de la discussion scientifique à leur sujet. Nous avons ensuite nous-mêmes formulé les quelques remarques d'ordre psychanalytique exposés ci-dessus, avant d'effectuer la démonstration des différences remarquables entre les résultats obtenus par sondage et par la méthode classique de l'interview semi-directif

La méthode a consisté à refaire passer le sondage contesté de l'IPSOS de 1992, mais en reprenant à la fin les réponses données à ces questions pour en explorer de façon plus tranquillement semi-directive le mode de réduction des représentations auquel a eu recours la personne " sondée " afin de s'estimer en mesure de fournir une " opinion " à l'instance inquisitrice initiale. Un magnétophone recueillait, déjà pendant le " sondage " tous les mouvements, hésitations, et critiques par la dizaine de " sondés " des réponses fermées obligatoires qui lui sont proposées...

L'objectif n'était donc pas de vérifier les statistiques de ce sondage (" résultats ", mais de mettre en lumière le processus de construction de la réponse, c'est-à-dire de recenser diverses modalités du renoncement par le sondé à sa vision privée afin de s'exprimer sur la scène " publique " à travers le choix des opinions toutes prêtes qui lui sont proposées...

Nous avons ensuite confronté le résultat du sondage avec ceux que fournit la méthode qualitative de l'entretien semi-directif, et procédé à une démonstration des différences remarquables entre les résultats obtenus par sondage et par la méthode classique de l'interview semi-directif, en reprenant exactement les questions du sondage IPSOS, mais en explorant ensuite les réponses auprès d'une dizaine de personnes.

Cette démarche se concrétise dans le tableau ci dessous, où nous avons relevé dans les réponses données pendant la deuxième phase semi-directive si ces réponses confirmaient, nuançaient significativement ou contredisaient totalement les réponses données pendant la phase du sondage aux questions de l'IPSOS.

Ceci en choisissant comme variable de tri le degré de culture architecturale, en séparant nos dix interviewés en trois groupes (de grande, moyenne et faible culture architecturale). Nous avons ensuite affiné ces résultats, et abouti à une opposition claire entre les interviewés de grande et de faible culture architecturale :

CROISEMENT CONTRADICTOIRE ENTRE LES RÉPONSES AU SONDAGE IPSOS ET À L'ENQUÊTE SEMI-DIRECTIVE
 

 grande culture architecturalemoyenne culture architecturalefaible culture architecturale
ne changent pas             leur opinion5 confirmations2 confirmations2 confirmations
nuancent significativement            leur opinion 5 changements partiels4 changements partiels4 changements partiels
changent radicalement     leur opinionaucun changement total2 changements totaux5 changements totaux

On voit clairement, à la dernière ligne, que les opinions changent d'autant plus que l'interviewé est incompétent dans le domaine concerné (et l'inverse pour la première ligne).

Ce résultat nous semble de nature à montrer l'inadéquation des sondages, non seulement en ce qui concerne l'esthétique architecturale, mais auparavant même en ce qui concerne les sciences humaines dans leur ensemble. C'est en effet en partant d'une hypothèse, même la plus simple (la " culture architecturale " interviendrait dans l'opinion sur l'architecture !) que nous avons choisi une métavariable classant nos interviewés en trois classes de " culture architecturale " et obtenu le résultat exposé par ce tableau. Aucun institut de sondage n'opère ainsi, car la construction de variables intermédiaires d'ordre psychosociologique ne fait pas partie de leurs préoccupations.

Conclusions

En conclusion, nous dirons que les limites de validité des sondages en sciences sociales sont celles de la préexistence d'une opinion consciente socialement établie.

La seule ambition, maintes fois réitérée des sondages, est de constituer un instantané de l'opinion publique. Mais de plus en plus les sondages sont appliqués à des problématiques au sujet desquelles n'existe aucune opinion proprement dite! C'est tout le problème. Il est clair que les individus communiquent au sujet de certaines de leurs activités et perceptions humaines et sociales, et cette communication crée la vie sociale et politique. Là, des opinions existent, et on peut les sonder. Mais pour un immense champ de l'expérience humaine, cette communication et ce processus d'émergence et maturation des opinions n'a jamais lieu. C'est bien pour cela que la psychanalyse a eu en ce siècle le succès que l'on sait. Il faut tout le talent des écrivains, celui d'un Proust ou d'un Flaubert, pour explorer les nuances de tel ou tel émoi humain, par exemple devant une oeuvre d'art, mais également les réflexions personnelles encore hésitantes devant de nouveaux événements et problèmes sociaux. Ces réflexions incipientes ne constituent pas une opinion, tout au plus, comme nous l'avons proposé, une "opinion privée", en attente d'étalonnage par la discussion socialisée. Faire passer ces opinions privées dans le domaine public par une technique assez violente de recueil de données constitue dès lors un abus.



 

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Periáñez, M. (1992): Articulation entre les données issues des sciences humaines et l'élaboration de la réglementation technique en matière de bruit, París, Ministère de l’Equipement, du Logement et des Transports, Direction de la Construction.

Periáñez, M. (1995), Étude sur la validité des sondages d'opinion dans le domaine de l'esthétique architecturale, París, Plan Construction et Architecture.

Reuband, K. (1989): "Wechselnde Mehrheiten bei Fragen zum Rechtsbewustsein. Was die "Meinungswechler" von den "Stabilen" unterscheidet", Kölner Zeitschrift für Soziologie und Sozialpsychologie, vol. 41, nº. 4, pp. 690-700.

Roustang, F. (1994): Qu’est ce que l’hypnose?, París, Minuit.

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Tropman, J. y Strate, J. (1983): "Social Characteristics and Personal Opinion: Notes Toward a Theory", California Sociologist. A Journal of Sociology and Social Work, vol. 6, nº. 1, pp. 23-38.

Winnicott, D. W. (1964a), "Ego distortion in Terms of the True and False Self", PME, p.115-132.

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1- La ville inquiète, 1991, ss. dir. Y. Bernard et M. Segaud, éditions de l'espace européen, p.13.

 

 

2- Periáñez, M., 1992, Articulation entre les données issues des sciences humaines et l'élaboration de la réglementation technique en matière de bruit, MELT Direction de la Construction, 50 p.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

 

3- P. Bourdieu, "l'opinion publique n'existe pas", Les Temps Modernes, n°318, janvier 1973, pp.1292-1309.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

4- Manuel Periáñez, Étude sur la validité des sondages d'opinion dans le domaine de l'esthétique architecturale, PCA, février 1995.