Un sein ou deux... (1986)
   

Manuel Periáñez_________________________________________________manuelperianez1940@gmail.com

 
       


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Un sein ou deux... (1986)

 

   
   
(Publié dans le N°99 de la Revue Le Coq-héron, Paris, septembre 1986, pp.15-41).
   
         
   
Les psychanalystes semblent atteints de strabisme convergeant quand il s'agit des seins des femmes, a récemment écrit une psychanalyste-femme bien connue pour sa pensée pénétrante (1) : ils ne voient qu'un Sein unique, « cyclopéen », bien sûr à la suite des kleiniens et leur dialectique du Sein bon/mauvais ; mais aussi par la faute de Freud, « qui n'a jamais su quoi faire de la poitrine des femmes » (2). La mégalomanie des réflexions qui suivent n'est pas sans liens avec celle inhérente aux seins eux-mêmes ; n'ayant ni l'érudition freudienne ni le penchant à la théorie nécessaires pour proposer un nouvel édifice psychanalytique qui serait assis sur ces bases métapsychologiques, au parcours désormais balisé, qui sont pour certains la seule garantie de l'authenticité psychanalytique, mais pour d'autres au contraire la preuve de la cuistrerie pseudo scientifique de ce tout qui excède la situation psychanalytique proprement dite (fauteuil-divan), je préfère, en attendant que les divers partis se mettent un jour d'accord, bricoler par mes propres moyens ce qui me semble urgemment manquer, et dont il se trouve que justement, les seins humains constituent le centre. Assez souvent, à cette annonce, on réagit autour de moi par un sonore « Hé ben, mon salaud, tu t'emmerdes pas, toi ! » dont le ton, outre de l'émoustillement, contient suffisamment de « sidération et lumière » pour me confirmer dans l'importance de ce sujet. Le bricolage, aux vertus vantées par Lévi-Strauss, ne vaut que par la recombinaison d'éléments recueillis en piratant les œuvres des autres et je ne pense pas avoir « découvert » quoi que ce soit ; les notes par lesquelles je tente de rendre à chacun ce qui lui appartient sont sûrement muettes là où je dois inconsciemment le plus. La méthode, enfin, pourra irriter, car loin de s'appuyer sur le basalte (ou supposé tel) de la clinique elle procède par rêveries ludico-scientifiques successives, annotées après-coup comme en expiation, et qui respectent toute sortes de digressions apparemment inutiles comme sources, nécessairement farfelues, d'éventuelles trouvailles.
 
1 - Monique Schneider, octobre 1984, « dénégations fondatrices »  Psychanalystes N°13, pp.17-26.

2 -Nicole Loraux, 1985, Façons tragiques de tuer une femme, Hachette, (elle cite Monique Schneider, voir la note 180).
 
 
   
Je ne suis pour ma part nullement affligé de la vision monoculaire dont parle M.S., mais d'une autre, alternante : les femmes ont tantôt deux seins, fort intéressants, et tantôt n'ont rien de sexuel, ce sont des égales. Je les vois tantôt comme les êtres les plus érotiques de la Création, tantôt comme des êtres humains non pas asexués mais hors-sexe, se définissant par les mêmes critères que les hommes, et je dois donc, pour suivre Monique Schneider, être parfois très psychanalyste et souvent pas du tout. Quoi qu'il en soit, sa remarque est tombée chez moi au moment où j'allais parfois à Antony distraire Georges Devereux, déjà très malade, mais encore très lucide, en lui racontant mes « délires de seins marsupiaux »... dont il m'ordonna, un jour, de les prendre tout à fait au sérieux et de les rassembler en un livre qui pourrait faire « le complément idéal » à son Baubo. J'en suis bien loin, mais le présent article peut sans doute se lire provisoirement comme des « hypothèses sur les seins, dites au chevet de Devereux ». Quant au ton péremptoire de cet article, c'est une commodité, il va de soi que si tout ce que je propose ici était dûment mis au conditionnel et copieusement pourvu des locutions de la prudence universitaire cela nous ralentirait beaucoup.
   
   
Le reproche adressé aux psychanalystes pourrait être étendu à la communauté scientifique toute entière, pour laquelle il semble bien difficile de réaliser que les femmes sont seules dans la zoosphère à posséder des seins. Parmi tous les caractères spécifiques de l'humain, étudiés à profusion, il y a une nette tendance à laisser précisément celui-ci dans la pénombre. Toutes les femelles mammifères possèdent des tétons, mais leurs glandes mammaires restent rudimentaires en dehors des périodes de lactation. Ce n'est que chez les femmes que ces glandes sont devenues permanentes, proéminentes et d'un volume très supérieur à celui nécessité par leur fonction nourricière. Les théories de Weston La Barre, (1948, l'Animal Humain, Payot 1956, pp.117-130) apportent ici quelque lumière. Chez plusieurs animaux, tels que la vache, la chèvre, leur domestication liée à l'hominisation a produit un surdéveloppement comparable ; d'ailleurs, femmes et hommes, d'après cet auteur, se seraient interdomestiqués jusqu'à parvenir à leurs formes anatomiques, psychiques et sociales actuelles : le « roc du biologique » vaut pour l'individu, pour l'espèce il devient argile molle. On peut aussi penser, à partir de la théorie de Gérard Mendel de l'hominisation par la nécessité de la coopération entre chasseurs (« la chasse structurale », 1977, PBP 328), dont Mendel fait découler le statut social inférieur des femmes, que chez les femmes aussi la chasse a joué son rôle structurant, mais la chasse aux mâles, à travers des rôles d'assistante du chasseur L'absence quasi-générale de réflexion sur ce thème a de quoi surprendre, de la part des psychanalystes mais notamment aussi de la part des féministes, malgré des décennies de discussion internationale : se serait-on laissé fasciner par la bataille autour du phallocentrisme freudien de l'envie du pénis ? Ainsi, seulement trois titres d'une bibliographie spécialisée des écrits féministes entre 70-77 (3), qui en comporte plus de 8600, traitent explicitement des seins (et deux n'abordent que les manifestations anti-soutien-gorge aux USA, le troisième traitant très classiquement de l'allaitement !). Il est certain que l'on trouve les seins davantage mentionnés dans les écrits féministes que dans les autres, mais personne ne leur a encore consacré l'attention spécifique que mérite pourtant leur extrême importance psychologique et sociale. Cela m'incline à suivre ici aussi l'opinion de Georges Devereux pour qui la tendance « unisexe » et sa négation des différences était un des principaux dangers de notre époque. Le « scotome » scientifique sur les seins va très loin : deux numéros spéciaux sur « la féminité » de la revue Adolescence (1983 et 1984) publiée par l'Université de Paris VII, totalisant 25 articles environ, ne parlent que très incidemment des seins, pourtant événement majeur de l'adolescence féminine !
   
 
 
 
 









 
 
 
3 - The Woman's Movement in the Seventies, an International English-Language Bibliography, 1977, ed.by A. Krichmer et al, NJ & London, the Scarecrow Press.
   
Si la fameuse pomme de Newton constitue l'exemple le plus frappant de l'étonnement scientifique face à l'apparente banalité, il semble qu'il faille davantage de temps pour arriver à s'étonner de ces deux pommes, que nous avons tous (et toutes) sous le nez depuis notre naissance. Il me paraît évident que c'est ainsi que certains domaines sensibles tendent encore à rester inexplorés au plan scientifique, protégés des entreprises impies par le camouflage de la banalisation, traités par la dérision, galvaudés au niveau populaire et finalement mis hors d'atteinte. D'éventuelles expéditions sur ces terres sont une preuve de « mauvais goût », et d'un manque total de sérieux. Pourtant l'étonnement devant ce qui n'étonne personne est la première condition d'une découverte, aussi modeste soit-elle, et c'est bien Sigmund Freud qui nous a appris à oser le scandale, qui n'est d'ailleurs qu'éventuel.
   
   
Il va de soi que les femelles du règne animal allaitent tout aussi bien et parfois mieux que les femmes, malgré la modestie de leurs glandes mammaires, et il en découle logiquement que la fonction des seins n'est pas seulement celle de l'allaitement. Une autre fonction, que je tiens pour première du point de vue anatomique, serait celle d'offrir pour le maternage du nourrisson, très immature chez l'humain, une « nidation externe » dans l'optique de Winnicott, visant à surmonter la « catastrophe » de la naissance. Les seins permettent « la reconstitution à l'extérieur de conditions aussi proches que possible de la vie intra-utérine »,et assurent ainsi l'aspect « profond et méconnu de l'importance du holding chez Winnicott » (4). Les seins humains, par leur nombre, forme et implantation répondent davantage à ces impératifs qu'à ceux de la lactation. Ils me semblent constituer l'équivalent humain de la poche marsupiale des kangourous, le terrain de jeu anatomique réel pour passer des réalités matérielles du handling et holding, dont les différences jouent déjà certainement quelque chose d'une oscillation entre le psychique et le somatique, à la seule réalité psychique (ou aux réalités psychiques). C'est ici bien des seins anatomiques qu'il s'agit et non du large concept « Sein » de Klein.
Si la lactation à elle seule établit une dépendance à la mère où règnent des ambivalences kleiniennes d'amour et de haine dans le psychisme du jeune enfant à l'encontre du Sein bon/mauvais, à plus forte raison cette phase sera décisive des destins du narcissisme, originaire ou pas, quand on conçoit la lactation comme indissociable de ces handling et holding winnicottiens. Non pas que la problématique kleinienne me semble « fantasmagorique » comme à ses critiques. Je crois simplement utile de séparer deux séries d'événements : une série nourricière, celle de Klein ; et une série nidatrice, celle de Winnicott, dont la nidation (indwelling) n'est, bien entendu que le point de départ. Deux séries qui sont aussi deux lignées d'analystes, l'objectalité du Sein chez Klein la rapprochant du pénis et donc de Freud et du Père, tandis que la lignée Ferenczi-Winnicott semble celle d'analystes davantage maternants que théorisants.
Mais ce qui sépare surtout les deux séries c'est que la nourricière connaît une acmé, a un support instinctuel et que l'élément orgastique y joue un rôle essentiel, comme le dit Winnicott ; tandis que les événements nidateurs ne connaissent pas d'acmé, mais une durée et une sûreté qui paraissent à l'opposé de l'univers de l'orgasme, sans qu'il faille là voir du « présexuel » au sens de « prélibidinal » comme le voudraient certains éthologues : la « confusion des langues » de Ferenczi est ici littéralement exacte.
   



 
 
4 - André Green, 1983, Narcissisme de vie, narcissisme de mort, Minuit, p.135
 
 
   
Vers les années 60, Bowlby a imposé l'éthologie dans cette problématique en mettant l'accent sur l'agrippement et l'attachement (à la suite de Imre Hermann, lui-même poussant à bout des positions de Ferenczi (5). Cette « école hongroise », par ailleurs si passionnante, semble avoir produit chez certains post-kleiniens un effet de séduction par l'éthologie, comparable à celui de la linguistique sur Lacan, et qui me semble les avoir poussés hors du champ psychanalytique, davantage chez Lorenz que chez Freud. Pourquoi, notamment, les pulsions d'agrippement donnant lieu à l'attachement devraient-elles être de nature non-sexuelle ? Et pourquoi, davantage que les autres automatismes neurologiques de la naissance devraient-elles structurer l'humain ? Vaste question, dont je propose d'étendre encore le champ pour en clarifier si possible un jour les prospects, en tentant d'abord une jonction avec l'actuelle anthropologie des primates. Dans cette discipline, les dix dernières années ont révolutionné les connaissances, maintenant très supérieures à celles sur lesquelles se sont basés Harlow et Bowlby (les bases qu'avait Hermann (6) étaient, elles, si réduites que ses intuitions forcent l'admiration : Hermann a posé les bases de sa théorie de l'agrippement dès 1922, du vivant de Freud et sans critiques de celui-ci. Il peut être considéré, avec Mélanie Klein, comme le deuxième grand « ferenczien ».). Je crois pouvoir distinguer, d'après des bilans récents de ces travaux, que la raison d'être de ces outils uniques que sont les seins humains est de permettre cette expérience d'un habiter premier, paramarsupial, où se jouent les décantations du soi et de l'autre entre le corps de la mère dont les doubles pommes forment une « matrice à l'air libre » (7) et celui de l'enfant qui vient s'y mouler et s'y contre mouler.

Habiter étant ici pris au sens néo-utérin des interactions entre le bébé et le monde réel. Pour le bébé kangourou, la poche de sa mère constitue un dispositif qui permet de faire apparaître et disparaître la réalité extérieure dans un « jeu de la bobine » encore corporel dont je pense que les seins humains et la main tâtonnante, pressante du bébé accompagnant son museau fouisseur (8) pourraient bien le reproduire chez nous. Les éthologues connaissent bien la reprise par une espèce de formes d'adaptation d'autres espèces, un opportunisme évolutif. Dépourvus de seins comme l'étaient les primates, il se pourrait que nous tendions, en les développant, à reprendre la néonatalité des kangourous, dont d'ailleurs on donne récemment le nom, en Espagne, aux baby-sitters. Plus fort même, il y a une centaine d'années au Brésil un prématuré a été sauvé en l'attachant entre les seins de sa nourrice, comme le rapporte W.E. Freud (9), qui a fait par ailleurs lui-même l'expérience de placer un bébé prématuré de 1760 grammes entre les seins de sa mère : sa température a augmenté de 1,8 Co en une heure...
 







5 -
L'attachement, 1979, « colloque imaginaire » par R. Zazzo, Delachaux et Niestlé

6 - Imre Hermann, 1943, l'instinct filial, Denoël 1972.


7 -
Monique Schneider, octobre 1984, « dénégations fondatrices », Psychanalystes N°13.
 
 
 
 
8 - René Spitz, 1957, Le Non et le Oui, PUF 1973.




9 - W. Ernest Freud, 1983, « Soins néo-nataux intensifs », Le Coq-Héron, N° 89, pp. 4 et 13.
   
Dans ce dispositif de la marsupialité humaine la dureté de l'entre-seins parait essentielle car elle permet de faire l'expérience de la non-fusion à la mère, de sa sûreté. Cette solidité de la mère vient compléter le « holding » et permettre d'affronter la régression dans l'espace transitionnel, sans danger de tomber « à l'intérieur de la mère » (à l'intérieur de sa réalité psychique), comme l'a proposé Francis Pasche au sujet de la distinction entre réalité psychique et matérielle à travers une métaphore du sein-balcon qui permet de se pencher sans crainte au dessus du vide (10). L'entre-seins résistant paraît mieux matérialiser cette fonction que le sein-promontoire, même si celui-ci « résiste », finalement, tout autant ; le cas des nourrices-couveuses brésiliennes porte à privilégier l'entre-seins là où Pasche, lui non plus, ne se commet pas avec l'anatomie. Ces vues me séparent peut-être de Frances Tustin pour qui chez l'enfant dans sa phase « autistique normale » que désormais elle appelle « autosensuelle », « les sensations dures sont source de déplaisir » (11) ; mais il se pourrait cependant qu'elle pense surtout aux jouets durs. L'entre-seins mérite autant que les seins d'être symbole de maternité.
 



10 -
Francis Pasche, 1975, « Réalités psychiques et réalité matérielle », NOUVELLE REVUE DE PSYCHANALYSE 12, pp.189-198.

11 - Frances Tustin, 1981, les états autistiques chez l'enfant, Seuil 1986.
   
Bien que les jeux étymologiques soient quelque peu surannés, il me semble que le français prête à confusion dans ce domaine, là où le latin est clair : sinus signifie le seul entre-seins, comme l'espagnol seno. Le grec ancien distingue également le kolpos (pli, repli d'un vêtement, entre-seins, parfois vagin) des seins-promontoires, ces fameux mastoï, ou mazoï qu'aucune Amazone ne se brûla jamais, à en croire l'iconographie. La mutilation d'un ou des deux seins par les Amazones ne serait que fantasme d'homme d'Hérodote, qui entendit de travers le nom arménien ou iranien de cette tribu de légende (12)… La légende des Amazones-à-un-seul-sein me paraît l'opération préalable à l'installation de l'idéologie du sein-pénis, étayée sur une équation clinique réelle mais de nos jours devenue relativement superficielle. Le succès universel de cette légende me semble imputable à l'angoisse de castration des hommes imaginant les seins des femmes entamés par la détente de la corde de l'arc ; le caractère totalement fantasmatique de cette représentation est attesté par les performances supérieures des femmes dans diverses disciplines sportives dont précisément le tir à l'arc. En voyant à la TV, vers 1970-3, une polonaise fort en chair sur le devant de sa personne devenir championne Olympique de tir à l'arc, je me posai des questions...
   



 
12 - Donald J. Sobol, 1973, The Amazons of Greek mythology, New York, Barnes.
   
L'ethnologie ne fait d'ailleurs état que très exceptionnellement de seins dévorés, coupés ou même simplement malmenés, contrairement aux grandes lèvres, et évidemment au sexe de l'homme, trophée de choix après la tête. L'absence remarquable de dévoration des seins dans le cannibalisme paraît interprétable aussi bien comme confirmation que comme démenti des thèses kleiniennes, si tant est vrai que dans les « mille et une façons d'être homme » que nous révèle l'ethnologie selon Lévi-Strauss tout ce qui est matériellement possible a un jour été fait quelque part : les sociétés dans lesquelles on mangeait les seins des femmes ont-elles, de ce fait, disparu comme celles qui pratiquaient l'inceste, comme toutes celles qui faisaient tout ce que nous ne faisons plus ? La criminologie, moderne ou Antique, fait également état de toutes les atrocités pensables, sauf d'attaques anti-sein, Sainte Agathe et deux ou trois autres confirmant la règle. Les Amazones tuées sous les murs d'Athènes (13) ne font l'objet d'aucun prélèvement ; Achille tue l'Amazone Penthesilée mais ne ramène pas ses seins en triomphe (ni son sein restant, qui aurait peut-être mieux fait un symbole : autre évidence que les Amazones avaient bien leurs deux seins). Penthesilée morte est au contraire violée par Achille, sans doute une tentative de réanimation maintenant que la mort lui avait ôté sa virilité guerrière ; Achille venait de découvrir la femme de sa vie. Battre sa coulpe, comme les femmes en noir de la Méditerranée, aurait-il à voir avec ce kolpos grec, et toute la culpabilité avec ? Vrai ou faux, c'est d'autant plus amusant à penser que l'étymologie de culpa reste obscure. L'origine de culpa, du vieux latin colpa, est donnée comme douteuse par la plupart des dictionnaires étymologiques. Selon le Lidell-Scott-Jones (mais Devereux désavoue parfois le Lidell, et préfère suivre ses propres associations... établissant donc une étymologie psychanalytique, et pourquoi pas !), culpa vient du grec kolaphos, coup, meurtre. Selon A. Juret, culpa est lié à chalepos (mauvais, malveillant). Selon l'Oxford Latin Dictionary, 1982, son sens premier était celui d'une inconduite sexuelle, d'une chute dans la séduction, donc d'une faute au sens du verbe fauter. Tout cela me paraissant troublant, j'attire l'attention des autorités étymologiques compétentes sur une possible filiation psychologique kolpos/culpa, combinée ou non avec ces autres termes, ce qui n'est pas impensable. Je suis, malgré ce goût pour l'étymologie, surtout obscure, bien conscient du glissement idéologique toujours possible entre origine des mots, sens premier et fantasme inconscient (vaste question). Cependant il est certain que certaines langues expriment une idée mieux que d'autres du point de vue psychanalytique : mode d'accès poétique pour l'ethnopsychanalyse que Devereux, poète à ses heures, regrettait de n'avoir pas exploré.
   





 
 
13 - Robert Graves, 1955-1960, The Greek Myths, Pelican Books 1972, (100 b-e, 164).
 

 
   
Tirer ce point au clair pourrait nous mener loin. Notons déjà, à la suite de Georges Devereux qu'une femme aux seins saillants était désignée en Grèce de l'épithète bathykolpos (au profond entre-seins) (14). La correspondance évidente entre « l'abomination de la vue de la vulve » (Rank) et la pseudo-vulve qu'est l'entre-sein pourrait expliquer le tabou interdisant de mettre à mort les femmes dans la tragédie grecque par une blessure au kolpos comme il semble ressortir de l'ouvrage de N. Loraux (op.cit, cf. note 1b). On peut dès lors supposer qu'Oreste, et lui seul, passant outre à son ultime défense par l'exhibition des seins (ce que Devereux dans son beau livre Dreams in Greek Tragedy, p.205, avait appelé « la tyrannie des seins » ) ose ouvrir d'un coup de glaive l'entre-sein de Klytemnestre (on voit mal pourquoi il n'irait pas jusqu'au bout, comme d'ailleurs le Chœur l'y incite) : les Erynnies le persécuteront pour ce sacrilège-là, à mon avis, plutôt que pour avoir vengé son père. Sartre l'avait pressenti, tout en le déniant, qui dans Les Mouches leur fait dire à Électre « il a tué la vieille très malproprement, tu sais... ». Mais outre que Sartre ne supporte pas d'être privé de cette scène, ni Devereux non plus qui y va de moultes spéculations, frapper au kolpos est déjà chez les Grecs aussi tabou que chez nous.
 
14 -
Georges Devereux, 1983, Baubo, la vulve mythique, Godefroy, pp.130 et 147 (la réciprocité du vagin et de la verge).
   
Séduction donc centrale, proche du siège de l'âme-souffle pneuma, qui ne réside pas dans le cœur mais sous le sternon ou phrên : le cas des analystes est bel et bien grave, qui ne voient qu'un seul sein et de plus ratent l'entre-seins, siège de l'âme. Eschyle, lui, savait combien ce bathykolpos peut être à la fois signe de fusion et de séparation :
   
   

« Mais voici Antigone et Ismène qui viennent remplir un cruel devoir, le chant funèbre de leurs frères. Elles vont, sans aucun doute, de leurs seins charmants, aux plis profonds, exhaler une juste douleur. Mais il est juste qu'avant elles nous fassions retentir l'hymne lugubre d'Erinys et que nous entonnions aussi l'odieux péan d'Hadès » (15).

La version de Paul Mazon dit : « de leurs seins charmants, aux draperies profondes... » ce que Devereux tenait pour une pruderie de Mazon. J'ajoute qu'en plus il portait le nom grec pour sein et qu'il faut décidément examiner un corpus de gens ayant du sein dans le nom.

   


15 -
Eschyle, les sept contre Thèbes, 863-868, version d'Émile Chambéry, 1964, Flammarion.
   
De même en Crète, les célèbres statuettes aux seins nus semblent avoir été plutôt funéraires qu'érotiques (16). Chez Homère, kolpos apparaît plus souvent dans la sanglante Iliade que dans l'Odyssée. La mère d'Hektor le suppliant de ne pas aller à la mort dans le 22e chant lui montre un sein qu'elle tire de son kolpos, geste qui rappelle celui de Klytemnestre face à Oreste, sans doute à rapprocher de l'effet inhibiteur de la nudité dont parle Ferenczi. Dans le registre léger, même, Aristophane alterne dans son Lysistrata l'emploi concupiscent des divers termes désignant joyeusement les seins-promontoires avec celui de kolpos, qui me paraît davantage présent dans des moments d'une certaine gravité, voire solennels. Si, comme tout ceci tend à le faire penser, culpa vient de kolpos, on saisit d'emblée le considérable déplacement vers le haut du Moi-corps du matriciel, et donc de l'originaire, que cela tend à indiquer ; la « faute » (mais qu'est ce que c'est, au juste ?) étant toujours aux origines. Se confondant même avec l'origine. Ceux qui adhèrent à l'hypothèse de la pulsion de mort pourraient peut-être essayer de la théoriser chez Winnicott en la rattachant dans son système à des élaborations du kolpos qui y replaceraient du Thanatos en même temps que l'Éros plus familier en ces lieux. Le mot kolpos semble correspondre au giron français, au regazo espagnol et aux bosom, boezem, busen (anglais, hollandais et allemand). Le côté sombre du bosom, le côté Mélanie du kolpos, a échappé à Winnicott par son aversion contre la pulsion de mort (à moins que celle-ci ait été déniée par lui au même titre que son ambivalence envers Mélanie Klein aussi bien d'ailleurs qu'envers Anna Freud).
  16 - H.G. Wunderlich, 1972, Minos et la Crète, France-Empire 1981. L'auteur, architecte touche-à-tout, se mêle d'archéologie et trouve l'explication de l'énigme du « palais » de Cnossos (il s'agit du Labyrinthe lui-même !). Il a sans doute raison : beginner's luck...
   
Loin de considérer, comme le fait Mélanie Klein, le rapport du bébé à un Sein unique que Monique Schneider a pu voir, dans l'article cité plus haut, comme un rejeton théorique de l'envie de pénis chez Freud, il faudra donc concevoir déjà à ce stade très primitif les deux seins et l'entre-seins maternels dans toute leur complexité, comme système à trois éléments. Qui sait s'il n'y a pas des choses importantes qui se jouent à travers les différences entre le sein droit et le gauche (bruit du cœur de la mère retrouvé) ou à travers l'opposition d'un « holding nourricier » et d'un « holding nidateur » : le premier en termes d'activité, de survie, de transmission ; le second en termes de fusion/défusion, de coopération, et aussi de l'idée de lit, de sieste, d'interaction dans le travail du rêve.
   
   
Poser cette complexité permet peut-être ultérieurement de comprendre certaines choses du rapport des femmes à leurs seins dans le registre érotique et dans celui d'un existentiel sublimé purement féminin-spatial, allant vers l'architecture et les arts plastiques délaissés par Freud. Mais auparavant il faut brièvement se situer par rapport à l'anatomique et à la psychanalyse et s'interroger sur le passage de Freud, après vingt ans de microscope, de l'univers du visible à celui de l'inconscient.
La psychologie ne s'est que laborieusement dépêtrée au cours des millénaires de la tendance à juger globalement autrui sur la tête qu'il a. Et finalement sa grande percée, la psychanalyse de Freud, peut se voir comme la rupture la plus radicale avec le domaine visible des apparences physiques qui dominait la période précédente, celle de la physiognomonie ou art de lire les visages, privilège des « fins psychologues » dont la légitimité paraissait si solide que même le bon Jules Verne de toute évidence y croyait, témoin la rencontre avec Nemo :
   
   

« Ce personnage avait-il trente-cinq ou cinquante ans, je n'aurais pu le préciser. Sa taille était haute, son front large, son nez droit, sa bouche nettement dessinée, ses dents magnifiques, ses mains fines, allongées, éminemment « psychiques », pour employer un mot de la chirognomonie, c'est à dire dignes de servir une âme haute et passionnée. Cet homme formait certainement le plus admirable type que j'eusse jamais rencontré » (17).

 




17 - Jules Verne, 1870, 20 000 lieues sous les mers, Hachette, (rééd.Hetzel), 1977, p.65.
   
Mais je suis là injuste avec J. Verne, car il précise plus loin que Nemo avait les yeux très écartés : or Lombroso tenait pour signe distinctif de « l'homme criminel » les yeux trop rapprochés, et cela marque peut-être une critique inconsciente. Ou bien Nemo, criminel trop humain, serait une intuition de Lénine ? Ce passage me semble typique de cette période oubliée où MM. Lombroso et Bertillon, émules de Lavater, cherchaient dans l'anthropométrie quantitative la confirmation scientifique du savoir de la psychologie populaire pour laquelle un criminel, un honnête homme doivent impérativement avoir des têtes de criminel et d'homme honnête. Les dérapages racistes des nazis, auxquels des chercheurs ont pu trouver des origines dans le social-darwinisme (18), sont ici évidemment dangereusement proches. De la part du contemporain Freud, dont on sait qu'il eut à souffrir de l'antisémitisme qui frappa son père, au bonnet dans le caniveau, bien avant d'attaquer l'œuvre de sa vie, la rupture avec cette approche de l'humain était inévitable (et explique sans doute sa méconnaissance de Ploss, que nous verrons plus loin). Fliess a sans doute été le « psychanalyste » de Freud, en lui permettant un transfert et son désinvestissement, mais aussi celui qui lui a permis un cheminement fécond du délire scientiste vers la théorie tout en démarquant le psychique de l'anatomique. N'oublions pas aussi qu'avant Fliess et ses histoires de nez, en 1877 Freud, jeune chercheur à Trieste, fut aux prises avec des anguilles anatomiquement « délirantes » qui persistaient à ne pas avoir de testicules (épisode dont l'hagiographe Jones interdit dans une perfide note en bas de page que l'on use pour expliquer l'avènement dans l'esprit de Freud de la théorie de la castration à laquelle il devait pourtant s'attaquer comme l'un des premiers, effet positif, pour une fois, des retours de bâton de la dépendance).
Rupture de Freud avec l'anatomie donc, trop radicale même et qui est sans doute en partie redevable de la grande absence, en psychanalyse, des arts plastiques et de l'architecture (ainsi que de la musique : formes sonores, mais sensibles sinon sensuelles et, de plus, pénétrantes). Les chercheurs davantage portés sur le visible abandonnèrent aussi la physiognomonie pour créer la psychologie de la forme (la Gestaltpsychologie), souvent appliquée à l'architecture avec un succès disons mitigé, et sans tentative sérieuse de jonction avec la psychanalyse.
   
 




18 -
D. Gasman, 1971, the scientific origins of National Socialism : social Darwinism in Ernst Haeckel and the German Monist League, NY, Elsevier.
   
Le soupçon scrutateur devant le visage d'autrui oscille entre l'idée du « destin de l'anatomie » originelle (d'Adonis à Quasimodo) et l'envie d'y lire des marqueurs des mœurs selon lesquelles cet autrui aurait vécu (Dorian Gray, Pinocchio). Ces métamorphoses punitives, dont du temps de ma grand-mère on menaçait encore les enfants, ne manquent pas d'intérêt et contiennent implicitement peut-être une des passerelles possibles entre psychanalyse et architecture, à dégager du côté de fantasmes d'autoengendrement (19) opérant à travers une revendication de toute-puissance infantile en représailles de ce cadre de vie charnel imposé par nos géniteurs, architectes abusifs, qu'est notre corps (et notre visage : plus particulièrement les façades seraient alors analysées comme des substituts de visages, comme l'indique leur étymologie, banalité prise au sérieux au siècle dernier par Humbert de Superville).
C'est ici que nous retrouvons nos seins, que je conçois donc comme outils d'autoengendrement dans une optique groddeckienne-winnicottienne, au long d'un parcours opposé à la physiognomonie dont la proximité inquiétante nécessitait ce premier détour. Ce parcours nous fera visiter trois lieux psychiques définis par des modes de rapport des femmes et des hommes aux seins, qui se laissent le mieux saisir, comme le balcon de Pasche, à travers trois locutions populaires à leur sujet : les nichons ; les pare-chocs ; les appas. La millénaire sagesse de la langue populaire n'a plus à être vantée, et ces trois termes parmi des dizaines me paraissent le mieux illustrer mes idées.
 


19 -
Notion de Freud reprise notamment dans les écrits de Conrad Stein, par exemple dans L'Enfant Imaginaire (1961, Denoël) ainsi que par Jacqueline Rousseau-Dujardin, cf. note 35.






   

L'expérience du mobile et de l'immobile me semble primordiale dans ce que rendent possible des seins humains (ce dans une perspective différente de celle de Frances Tustin qui situe elle aussi cette notion comme très importante semble t-il (20). Au contact du corps de sa mère l'enfant expérimente son activité autant que sa protection ; elle bouge bien davantage, pour lui, maintenant excentré, qu'elle ne le faisait quand il habitait l'utérus, très proche du point anatomique de gravité du corps humain. Les seins et leur refuge marsupial constituent une « zone de la mère » qui, inerte de par son absence de musculature entre en opposition avec l'action de ses bras et de ses mains. Cette zone va se singulariser du reste de son corps (du « sein » au sens large) par sa passivité devant les actions de l'enfant auxquelles les seins réels se conforment tant que dure cette action, pour reprendre leur forme initiale immédiatement dès qu'elle cesse. Les seins maternants forment de par ce fait une zone intermédiaire entre la mère et l'enfant, non pas bien sûr ce que Winnicott appelait l'espace transitionnel mais une sorte de « no man's land anatomique » permettant à l'enfant d'y imprimer ses formes corporelles (celle de sa main surtout, dont on connaît la richesse des correspondants neuroniques), et de l'y contre mouler pour en acquérir la conscience de tous ses contours, sa Gestalt en somme, ou sa légitimation morphique par la visualisation d'un processus matriciel.
Ceci pour constater, sur les seins de la mère, la disparition de son moulage « dès qu'il laisse aller » (Freud, 21), et la réapparition de la forme originelle du sein, intacte : une expérience de l'indestructibilité d'une forme courbe originaire de la mère, de son « éternité » face à l'assouvissement des pulsions ambivalentes kleiniennes d'amour et de haine. Expérience graduelle, aussi, des limites de soi et de l'autre protégé par ce no-man's land qui permet au très jeune enfant de ne pas s'exposer trop vite lors de cette décantation, mais de maintenir le refuge de l'indistinction première tant que dure l'acquisition de l'espace transitionnel, dans le droit fil de Winnicott. Un exemple clinique de non-décantation de ce rapport fusionnel serait ici j'imagine ce que rapporte Isca Wittenberg au sujet du petit John :

   
 
20 - Je cite Tustin d'après Didier Anzieu, 1982, « sur la confusion primaire de l'animé et de l'inanimé », NOUVELLE REVUE DE PSYCHANALYSE N°25, pp.215-222).








21 -
Sigmund Freud, 1905, Jokes and their relation to the Unconscious, SE VIII, p.146 : « the infant at the breast lets go when satisfied, and smiles ». Ce que, voulant aider Anna Freud contre Mélanie Klein, le tenant de l'observation directe René Spitz contestera implicitement : l'enfant chez lui ne sourit qu'à trois mois. Pour Bernard This, cependant, ce serait bien Freud qui semblerait avoir raison (cf. Naître et sourire, Aubier, 1977)
   

«  (...) De la même façon, on ne pouvait guère dire qu'il jouait avec les objets ou qu'il les utilisait : il devenait presque instantanément partie de la brindille qui tournoie, de la branche qui oscille, de l'eau qui coule. Je ne dis pas qu'il était en identification projective avec de tels objets partiels ; c'était une manière plus primitive, plus gentille et plus fusionnelle de partager leur vie, plutôt qu'une manière d'en prendre possession » (22).

 


22 -
Isca Wittenberg, 1975, « Dépression primaire dans l'autisme », in : Explorations dans le monde de l'autisme, Payot, 1984.
   
Ainsi, c'est dans sa réalité plastique dès l'allaitement/nidation que je vois ce que Winnicott formule plus théoriquement en termes de relation d'objet primitive, de naissance de la relation d'objet par « l'utilisation d'objet », quand il dit que l'objet doit prouver sa capacité à survivre en tant qu'objet après l'installation de la relation d'omnipotence : Winnicott constate une phase « obligatoire » de « destruction » de l'objet quand il échappe à l'omnipotence. L'objet n'est utilisable que s'il survit à cette destruction, et le fantasme naîtrait de l'intervalle entre cette destruction et la réapparition de l'objet :
   
 
   

« En d'autres termes, en raison de la survivance de l'objet, le sujet peut alors commencer à vivre sa vie dans le monde des objets et ainsi le sujet est à même de faire des gains inestimables, mais le prix à payer sera l'acceptation de la destruction qui s'opère dans le fantasme inconscient en rapport avec le mode de relation à l'objet » (23).

 

23 -
Donald Woods Winnicott, 1971, Jeu et réalité, Gallimard 1975, p.124.
   
Expérience prototypique, il me semble, des fantasmes d'autoengendrement par la séquence autre-soi-autre que permet d'enregistrer ce sein altéré par le bébé mais revenant immuablement à sa forme propre que l'on pourrait voir comme une Wundermassa, par référence au Wunderblock de Freud comme Didier Anzieu le fait pour son Moi-peau (24), bien avant de parler de bobine. Mais l'inscription ici se ferait côté bébé ; cependant on ne s'intéresse pas assez à ce que de l'autre côté de l'interface en retirent les mères. Cette Wundermassa permettrait, quand l'intégration de sa morphé par l'enfant se passe bien, de ne tomber ni dans le « moi-poulpe », ni dans le « moi-cuirasse » que Frances Tustin a décrit dans sa clinique des enfants psychotiques (25). De plus, le terme même de masse nous vient, presque inchangé, du terme grec pour sein, maza désignant par ailleurs la pâte que pétrit le boulanger.
Il ne me semble pas inutile de m'appesantir sur le détail anatomique, là où Winnicott a estimé plus proche du vécu du nourrisson de ne parler que d'une « zone de la mère », d'une part parce que pour Freud le Moi est toujours d'abord un Moi-corps, et nous revisitons ces fondations de l'édifice freudien ; mais aussi parce qu'il y aurait là, dans cette expérience séquentielle d'une forme courbe que son indestructibilité rend « parfaite » peut-être les sources psychiques de l'opposition ultérieure Beauté/Laideur. Freud note que si les organes sexuels ne sont pas eux-mêmes un support du Beau, « la qualité de la beauté semble, par contre, s'attacher à certains caractères sexuels secondaires », et on me permettra pour ma part de penser qu'il entendait par là les seins (26). Libre à ceux/celles qui tiennent à l'image d'un Freud-macho de croire qu'il pensait là aux moustaches, où à sa propre barbe...
La « séquence de la courbe indestructible parfaite » serait à l'origine aussi du sentiment de sécurité nécessaire pour progresser vers l'objet transitionnel dont le caractère détaché, petit et manipulable à merci constituera une révolution, comparé au no-man's land de la mère. Cette fonction marsupiale des seins reposant sur leur inertie et leur absence de musculature qui les place hors du contrôle direct du Moi de la mère parait tellement considérable que l'on peut se demander si elle ne constitue pas la raison première de ce rembourrage et cette absence de muscles, de ce choix anatomique particulier dans le processus d'hominisation. Il aurait été pensable que les glandes mammaires humaines, même si elles devaient évoluer plastiquement jusqu'à constituer des « appas » attirant les hommes et les excitant à copuler comme l'expliquent les éthologues, restent protégées par les muscles pectoraux et de surcroît puissent excréter le lait sous leur pression, comme c'est le cas de divers mammifères dont les jeunes n'ont ainsi pas d'effort actif à fournir pour être nourris : les conséquences « kleiniennes » d'une telle disposition auraient eu une portée historique sans doute supérieure à celle du nez de Cléopâtre... Les seins n'auraient donc été crées que pour que les bébés, à leur tour les « créent » et à ce titre seraient déjà presque des objets transitionnels, puisqu'ils en possèdent le trait essentiel :
 

24 -
Didier Anzieu, 1985, Le Moi-Peau, Dunod, p.101.
 
25 - Didier Anzieu, op. cit.
 








 
26 - Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation, SE 21, pp.82-83.
 
   

 « J'aimerais rappeler ici que le trait essentiel dans le concept des objets et des phénomènes transitionnels, est le paradoxe et l'acceptation du paradoxe : le bébé crée l'objet, mais l'objet était là, attendant d'être crée et de devenir un objet investi » (27).

 

27 - Donald Woods Winnicott, 1971, Jeu et réalité, Gallimard 1975, pp.125-126.
   
Dans ce même registre Winnicott parle de la pomme offerte par Sechehaye à sa petite patiente schizophrène, pour en dire que peu importait ce qu'elle en a fait, sinon le fait que par son utilisation elle a institué un objet.
Un autre aspect de cette fonction psychogénétique des seins réels serait celui que j'appelle, par analogie avec l'aviation, leur rôle d'horizon artificiel : par le fait de leur inertie, qui les livre à la pesanteur, les seins constituent un repère quelle que soit l'attitude corporelle de la mère, ce qui renseigne l'enfant sur la loi du même nom bien davantage que ce qu'il pouvait expérimenter dans le liquide amniotique. La gémellité des seins, la comparaison inconsciente de leurs positions transforme en horizon-de-la-mère (et plus tard en axe horizontal de la femme), l'indication verticale fournie par le sein pris isolément. Ayant à faire l'apprentissage de la pesanteur, des attitudes, du haut et du bas, bref à décoder ses excitations labyrinthiques (28) le bébé trouve dans cet effet de gyroscope naturel des seins de sa mère, qui à la fois suivent les évolutions au début assez imprévisibles sans doute de ce grand corps et pourtant obéissent à une loi qui régit tous les autres corps y compris le sien, un précieux instrument de navigation pour continuer à déchiffrer les lois du monde. Pour lyriques que soient ces considérations, elles font néanmoins entrer l'architecture anatomique des seins humains dans notre stratégie du développement psychique du bébé. Est-il alors permis de penser que si, selon la légende, Newton a fait sa découverte après avoir reçu la pomme sur la tête (29), ce n'est pas un pur hasard, mais l'indication d'un effet permissif quant à la réalisation de ses formes de pensée provoqué par la réactivation du très ancien rapport aux pommes de la mère et leur bienveillance structurelle quant aux formes du corps propre ? (le « scandale » d'un sein aussi dur qu'une pomme, et tombant, donc castré, en réveillerait plus d'un à l'exercice de sa créativité réparatrice).
La mère comme premier « horizon » dans l'échange de regards — et on sait désormais combien est aiguisée la vision des nouveaux nés dans un champ ovale gauche/droite restreint à cette zone de la mère qui les intéresse le plus — serait la conséquence spatiale de l'idée kleinienne du sein-monde :
   
 
 





28 - L. Kreisler, M. Fain, M. Soulé, 1974, l'enfant et son corps, PUF

 

29 - C'est naturellement faux, mais je pars de ma version de l'histoire de la pomme de Newton : j'eus droit enfant à une variante assez hispanique : Newton était allongé pour la siesta sous un pommier, quand brusquement etc etc. .
   

« il n'est pas exagéré de dire que d'après la première réalité de l'enfant le monde est un sein et un ventre rempli d'objets dangereux — dangereux par la tendance de l'enfant lui-même à les attaquer » (30).

 

30 - Mélanie Klein, 1921-45, Essais de Psychanalyse, Payot 1968, p.251
   
En postulant que ces projections doivent nécessairement aussi exister sur un versant positif pour tout ce qui est reçu de bon venant du et des seins, on ne s'avance guère davantage que Mélanie Klein. Cet espace de la mère-horizon, allié à une solide expérience positive de l'indestructibilité de la courbe, pourrait être à l'origine des vocations des grands aventuriers et explorateurs, et comment ne pas penser ici à Christophe Colomb, à son étonnante certitude de la rotondité terrestre et son impavidité à voguer vers un horizon longtemps vide (ce que Hermann voit de façon proche dans « l'instinct de chercheur » lié à un trop violent décramponnement de la mère)
   
   
Cet espace des femmes qu'institue la ligne qui joint leurs deux seins (ligne souvent réelle dans le vêtement occidental actuel) définit une horizontalité qui semble en fonder le corps et le monde dans un rapport dont les hommes sont exclus, un peu semblable à celui des bustes dans la statuaire : la tête et le visage d'abord fondés sur le socle du thorax, moins versatile que les membres locomoteurs ou préhensiles ; et délimitant un étage noble par une mise à distance du sexe, davantage royaume pulsionnel. Rassurez-vous, nous sommes avec ce « rayon » horizontal loin de ceux, divins, de Schreber, mais au contraire proches de Groddeck, avec ses « trois âmes », celle du ventre et du sexe séparée par le diaphragme de celle de la respiration, la troisième étant moins celle de la tête que celle de choses au dessus de la tête, le mot cerveau venant de corne aussi bien en latin qu'en allemand (31) : cerebrum vient de keras, corne ; et das Gehirn, le cerveau, vient de Hirn, corne. Groddeck oppose une étymologie populaire (juste) à la savante (souvent défensive). Par ailleurs, aussi sympathique que soit Groddeck (en dehors de ses idées politiques tardives), je ne conçois pas pourquoi les hommes prendraient du bide pour profiter d'une fantasmatique de l'avachissement des seins ; ni comment pour le Ça l'aptitude à s'élever et à s'affaisser commune, formellement, au pénis et au sein fonderait l'équivalence entre eux : fantasme de sein érectile chez Groddeck ?
   
 





31 - Georg Groddeck, 1933, « Du ventre humain et de son âme », NOUVELLE REVUE DE PSYCHANALYSE N°3, p.220.
   
Les seins vus ainsi sont le sexe vrai de la femme, sur lequel s'étaye son psychisme que dira le visage : un sexe psychique en plus du sexe biologique que toute la problématique du complexe de castration essaye défensivement, en diversion, de faire passer inaperçu (ou de protéger). Le mystère matriciel y semble exposé, accessible et dissipant le prétendu « mystère de la femme » avec une clarté toute phallique. Par rapport à l'exhibition de la vulve, celle du décolleté peut se concevoir comme en réparant la disparition à la vue lors de la station debout (Morris) mais surtout, il me semble, comme socialisation préventive de l'effroi de la vue de la vulve où vient chez certains se nouer un destin orienté vers le fétichisme. Le « discours » que tiendrait l'entre-sein « innocent » serait de montrer que même au fin fond du sexe de la femme, il n'y rien de mystérieux à voir, comme ses propres origines par exemple, bien plus que la collection fantasmatique freudo-kleinienne de pénis censés y demeurer. Le caractère « phallique » des seins tient en partie à ce dévoilement clarifiant du mystère des origines au point que, en ce qui me concerne, il me paraît bientôt, faisant un pas de plus que Devereux (32), devoir interroger plutôt le caractère matriciel du phallus : le pénis humain, unique lui aussi plat et large comme il est, n'est-il pas dans son état le plus turgescent le moulage du sexe désirant de la femme, modelé par lui au cours des millénaires et en rendant l'orgasme paradoxalement visible, rien d'autre qu'un vagin convexe ? Ceci conduit à penser que si ce pénis-vagin est à la fois totalement masculin mais en même temps la partie paradoxalement la plus féminine de l'anatomie de l'homme (et vice-versa pour le vagin-pénis des femmes), les seins des femmes, eux, ne participent pas de cette réciprocité directement constitutive mais d'une ternarisation à la fois vers le haut, vers les origines, et vers le devenir. Dans cette même perspective, les seins des femmes ne paraissent leur appartenir que par délégation du social. Ils sont au titre de rajouts à vocation interpersonnelle, une partie du corps des femmes beaucoup plus originale que leur vagin, dont les hommes possèdent la contre-pièce : une zone intermédiaire entre les femmes et le monde, héritière de la fonction analogue entre mère et bébé. Et ceci à un niveau de la personnalité féminine qui aboutit ailleurs que dans le sexuel, et que l'on pourrait appeler, après celui des mères, le « no man's land des femmes ». Freud rappelle, dans « Malaise dans la Civilisation », que l'humain peut se définir comme réalisant son adaptation biologique, contrairement à l'animal, par l'intelligence et la culture qui par les inventions techniques constituent une prothèse du corps émancipant l'humain d'adaptations morphologiques darwinniennes depuis leur survenue. Les seins des femmes et le pénis des hommes seraient alors une partie du corps échappant à ce gel de l'adaptation et qui continuent l'évolution à l'instar des animaux, par un « struggle for Éros » entre les individus, ce qui les constitue en parfaits intermédiaires entre la nature et la culture. De fait, les seules parties « sociales » de nos corps.
   
 
 
 
32 - Georges Devereux, Baubo, p.134.
   
Róheim(33) rapporte que chez les aborigènes australiens, les enfants ont le droit de jouer avec les seins de toutes les femmes, illustration parfaite du principe de plaisir, « libre accès à toute femme jugée désirable » ; cependant les enfants y sont maternés par leur propre mère, les seins des autres femmes servant en quelque sorte déjà d'objets transitionnels sociaux. Avec ce deuxième « no man's land » nous passons des « nichons » marsupiaux aux fonctions des seins en termes de « pare-chocs », terme qui dans ce registre me semble pouvoir être rapproché de celui du « bouclier pare-excitation ». D'après Ford et Beach il n'y aurait, les Occidentaux mis à part, que 13 sociétés chez lesquelles les préliminaires sexuels intègrent la stimulation des seins (ce qui ne veut pas dire que, justement, les enfants n'y aient pas accès) (34). Chez les Lepcha de l'Himalaya Gorer rapporte même que:
  33 - Géza Róheim, 1945, Héros phalliques et symboles maternels dans la mythologie australienne, Gallimard 1945, p.90. Cette disponibilité sociale est très courante en Afrique.
   

« Courtship barely exists among the Lepchas, and no preliminary stimulation in the way of kisses or embraces are employed, though a man may fondle a woman's breasts immediately before copulation ; fondling of the breasts in public is considered slightly shameless but rather funny ; it is the equivalent to a direct invitation ».

 
34 - Ford et Beach, 1951, Patterns of Sexual Behaviour,
Gorer, 1938, Himalayan Village, p.329).
   
On retrouve, en France, ces mœurs australo-népalaises dans la sociabilité estivale du Club Méditerranée. A l'inverse, chez les Kwakiutl aux normes sociales considérés comme paranoïaques, il n'y aucun préliminaire sexuel. Pour Freud, dans « l'Esquisse » de 1895, le corps de la mère est un pare-excitation auxiliaire pour l'enfant. Par extension de ce principe, les femmes auraient instauré leur poitrine comme zone-tampon entre elles et le monde extérieur, prenant ainsi de l'autre côté de leurs seins elles-mêmes le rôle de l'enfant, dans un mouvement auto-maternant mais qui permet aussi d'avancer à l'abri, relativement, du dit bouclier.
J'associe cette idée aux figures de proue de la marine d'antan dans un fantasme de seins-rostre, fendant l'espace au devant des femmes en marche : « to breast the waves » dit-on en anglais là où nous dirions faire front, faire face aux vagues. Des seins-antennes, en somme, comparables aux moustaches des chats, envoyés en éclaireurs de l'état du réel (et en tant qu'appas forcément aussi de l'état érotique du réel).Un paradoxe du féminin serait, si on prend en compte cette troisième dimension, qu'à partir des seins, du rappel de leur fonction marsupiale de terrain de jeu transitionnel, il opère d'une part vers l'érotisme (dont les seins constitueront l'appel régrédient initial) et d'autre part vers cette conduite spatiale uniquement féminine en termes de seins-rostre ou de seins-proue. Une conduite qui pour avoir partie liée avec le pénis et sa prétendue envie n'en est pas moins relativement indépendante du complexe de castration, car se situant principalement lors du réaménagement pubertaire, que Jacqueline Rousseau-Dujardin avec sa sûreté d'écriture a d'un terme heureux appelé un « séisme » (35). Dans un autre texte dont la référence m'échappe, Jacqueline Rousseau-Dujardin fait dire à un personnage qui parle de son corps « je n'ai pas été consulté quand cette architecture fut décidée », phrase pour moi quelque peu originaire de ce texte-ci. En tirant son idée vers le corps on pense au fait que toutes les montagnes sont le produit des séismes, et ce terme me semble intuitif d'une certaine telluricité féminine qui dépasse de beaucoup la sexualité tout en l'englobant, pour donner lieu à une fantasmatique de la capacité métamorphique féminine. Si les sorciers sont beaucoup plus rares que les sorcières, à hystérie égale, c'est sans doute qu'à la puberté toutes les femmes se métamorphosent et de dernières (pas de zizi) passent premières (trois zizis) (36). On commence à mieux voir où nous allons, vers une remise en cause du complexe de castration comme facteur structurant nodal. Question qu'avait posée en 1943 Imre Hermann, en toute logique :
   











35 - Jacqueline Rousseau-Dujardin, 1980, « Haut-le-corps », L'ARC, N°78 (Georg Groddeck), pp.18-27. Je dois beaucoup à la lecture stimulante de son livre Couché par écrit (Galilée, 1981), notamment au travail auquel elle se livre, après Freud, sur la fantasmatique d'autoengendrement, qu'elle propose de situer de façon centrale, à la place du complexe de castration (p.80).


36 - En grec zizi est un mot enfantin pour bout de sein, dont dérivent en latin sissina, ae, et nos termes titiller, tétine, téton (Ernout et Millet, Dict Etymol. Langue Latine, article « Sissina,e » ).
   
« Aussi convaincante que paraisse une telle conception, certaines objections surgissent. Tout d'abord pourquoi la différence remarquée par la fillette lui apparaîtrait-elle comme un manque plutôt que comme une altérité ? En second lieu, pourquoi les marques apparentes de la féminité (seins, maternité) ne pourraient-elles pas contrebalancer les marques négatives et, corrélativement, pourquoi attribuer à l'envie du pénis une force dynamique, supérieure à celle de l'envie de maternité ou de parturition que peut éprouver le garçon ? L'envie du pénis ne serait-elle pas un phénomène secondaire de l'angoisse de castration, structurée de la même façon que celle du garçon, qui craint la destruction de ses parties génitales ? (Ferenczi, Jones). Ajoutons que si dans les fantasmes œdipiens du garçon, la castration n'apparaît que comme un châtiment futur éventuel, elle peut, chez la fille, représenter la sanction directe et naturelle déjà encourue de son désir œdipien » (37).
   
 








37 - Imre Hermann, 1943, l'instinct filial, Denoël 1972, p. 237.
   
Ceci n'empêche pas que loin d'avoir fondé la « religion du Sein » contre un Freud qui aurait précédemment fondé celle du pénis, comme le pense Marika Török (38), cette autre fille de Ferenczi que fut Mélanie Klein a tenté d'ériger « le sein » en superpénis de la femme, avec des conséquences assez fâcheuses dans le développement des idées psychanalytiques : l'assignation, une nouvelle fois, de la femme au rôle de mère comme terroir du pouvoir féminin, le secours porté à la théorie de l'envie du pénis par la réduction des deux seins au seul sein-pénis, et, ce qui m'importe ici davantage, la diversion du regard théorisant, qui aurait dû rapidement se porter sur le prometteur entre-seins, vers un modèle du sein singulier. Mell, véritable nom de Mélanie Reizes, épouse Klein, signifie « sein » en hongrois (melon). Est-il indifférent dans ce registre cryptonymique que melanion pour sa part signifie, outre « sombre », « noir », également misogyne, comme le nom du héros qui vainquit Atalante à la course en larguant les trois pommes d'or qu'elle ne put s'empêcher de ramasser ? (Ce Mélanion figure comme misogyne dans Xénophon, Cynégetique I ; 2,7 ; ainsi que dans Aristophane, Lysistrata 781-796). Mélanie Klein, fauteuse de sein-pénis, et pour continuer le jeu de Marika Török, s'appelle donc au total Misogyne Melon, à moins de s'en tenir à Sombre Sein, avec moins de haine/amour et d'envie/gratitude.

Avant de cacher la féminité, l'oralité kleinienne a donc caché la marsupialité. Et si la féminité s'élaborait pour une certaine part à partir de la marsupialité, qui, dans ses conséquences psychiques, ne se confond pas avec la maternité, mais évolue vers cet interface social/matriciel du rostre sublimé ?

   
38 - Marika Török, 1981, présentation des textes sur « Mélanie Mell », à Confrontation, le 15 février 1981
   
Les fantasmes dans lesquels des yeux apparaissent à l'endroit des mamelons sont bien connus (39). Ceci pourrait tenir au fait que le nourrisson au sein regarde plus souvent sa mère le regarder avec amour qu'il ne regarde lui-même le sein ; dans le fantasme de l'équivalence entre les mamelons et les yeux réside sans doute une des origines de l'obscénité ultérieure de la vue du téton et de son aréole, qui fait davantage que les seins en eux-mêmes l'objet de la censure qui a longtemps frappé ces « caractères sexuels secondaires » (à mon avis, on l'aura compris, assez mal nommés puisqu'ils me semblent primaires pour la psychogenèse humaine et l'identité féminine). Mais n'est-ce pas aussi, tout simplement, que voir le téton signifie ne pas téter ! Et donc la séparation, autant au moins que la frustration du lait maternel. Confusion possible ici entre le regard maternel et le non-regard, le « regard » aveugle et inexpressif du téton, dont témoigne par exemple ce tableau de Magritte, Le viol : l'inquiétante étrangeté y trouverait-elle une expérience prototypique ? Pour le nourrisson les doubles concentricités seins-aréoles-mamelons de la mère seraient alors un préschème du visage (dont au départ il ne voit pas le bas), de la relation en miroir, par l'inexpressivité « faciale » du sein à laquelle il n'échappe qu'avec le regard de la mère (rappelons la force anxiogène des personnages à tête sans visage dans des toiles de de Chirico, des films de Bergman ; l'absence de visage permet les projections sans doute parmi les plus archaïques, que le port d'un masque ne peut que faiblement approcher). Cette digression me mène à penser que notre oreiller familier, avec son moulage du visage, serait un héritier des seins : préparerait t-il au travail du rêve ?
  39 - R.J. Almansi, 1960, The Face-Breast Equation, JAPA 8 : 68, 1960. Voir aussi Devereux, Baubo, pp.187-8, au sujet des mamelons invaginés
   
Du coup, l'obscénité des aveugles, du non-regard des aveugles, s'expliquerait en partie par son effet de quiproquo au niveau de réminiscences d'un schéma corporel en voie de constitution : les aveugles ont-ils été punis, justement punis, d'un crime mystérieux contre le sein maternel ? Ou est-ce la vue de femmes trop belles qui risque d'aveugler, cécité d'origine surmoïque (symbolisée par celle d'Œdipe, « après ») fonctionnant sans doute comme un fusible anti-séduction, une sécurité empêchant la fusion totale.
La vue recueille l'héritage du toucher (Freud, 40) à partir de la caresse de la mère sur la peau du bébé, une peau d'ailleurs dont le seul équivalent en douceur est celle des seins des femmes et pour cause, les deux sont du même stade embryologique (« néoténie » accrue des femmes au niveau de la peau des seins). Que la douceur de la peau des seins soit uniquement comparable à celle de la peau des nouveau-nés, n'est ce pas un argument en faveur de la marsupialité, à comparer avec le soigneux nettoyage de sa poche par la mère kangourou avant la naissance de son petit (41). Dans ces parages nous retrouvons le concept déjà cité de « Moi-Peau » d'Anzieu, qui curieusement n'évoque pas ce point précis. C'est sans doute une pièce de plus à verser au dossier du scotome scientifique sur les seins que le fait qu'un théoricien comme Anzieu, malgré la volonté de totalisation de sa démarche, n'ait pas pris en compte l'origine dermique des seins, la glande mammaire se développant initialement à partir d'un paquet de glandes sudoripares ! Par rapport au Moi-Peau (dont je ne conteste nullement l'importance), les seins se présentent comme un secteur privilégié où non seulement la peau mais même et surtout la masse, l'idée de profondeur, de consistance et de solidité viennent s'éprouver.
Cette phase intégrée la caresse sublimée devient celle du regard aux performances soutenues par l'ensemble des affects affichés au visage, performance de communication progressivement étendue à ses représentants auditifs. Dans le registre acoustique, la mère pourra s'éloigner davantage : le son constituera la ficelle de la bobine. Le reste de l'histoire des mécanismes de l'intégration du Moi est mieux connu que les incidences de ses soubassements corporels...
   








40 - Sigmund Freud, 1905, Three Essays on Sexuality, SE VII, p.156

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41 - G.B. Sharman et J.H. Calaby, 1955, « Reproductive behaviour in the Red Kangaroo », Aust.J.Zool. 3 :56-70.
   
Mais revenons aux psychanalystes et leur cocasse vision phalloscopique du Sein. Et d'abord à Freud. Un examen superficiel de ses Œuvres Complètes, à toutes les entrées tant soit peu mammaires de l'Index de la Standard Edition, nous montre un Freud qui au début parlait bel et bien des seins au pluriel, par exemple dans la Traumdeutung quand il estime que ces hémisphères sont trop volumineux pour pouvoir symboliser le pénis qui doit être vu comme petit et détachable : les seins ne seraient donc pas, eux, « détachables », qu'est-ce que je vous disais ! Freud ne semble donc pas avoir été aussi terrorisé qu'on le prétend par le regard bleu d'acier de son Surmoi scientifique Brücke (ce professeur qui notait en rouge en marge de protocoles d'observation imprudents « on ne fait jamais d'examen superficiel » ), puisqu'il ne s'était pas interdit cet examen superficiel des femmes qui montre qu'elles possèdent bien deux seins. Et que la plupart d'entre nous semblent s'interdire : la volonté de profondeur et d'intelligence, l'évitement de la facilité et du trivial nous jouent des tours. Reste que Freud ne s'y est pas arrêté, aux seins ; comme non plus aux cornes du Moïse de Michel-Ange dont il déplorait que la plupart des commentateurs, eux, fassent attention : «...l'animalité de la tête... ». Un autre passage m'a fortement retenu, sans doute parce qu'il y est question d'auberge et que « auberge », en anglais, m'a fait rêver, celui que Freud a appelé « un beau rêve » :
   
   

« It's not an hotel, it's only an inn ! How could any one put up at such a place ! » (Ce n'est pas un hôtel, c'est seulement une auberge ! Comment quelqu'un peut-il rester dans un endroit pareil !), dit le cocher du fiacre à son passager qui se félicitait de quitter un si mauvais hôtel. Et Freud interprète plus loin : « pour le bébé, les seins de sa nourrice ne sont rien de plus qu'une auberge ! » (42).

 


42 - Sigmund Freud, 1900, The Interpretation of Dreams, SE IV & V, p.286/ Gesammelte Werke, II & III, p.293.
   
En allemand, « ein Einkehrwirtshaus » : à peu près, une maison d'hôte pour une seule fois ! Je comprends que je préfère l'anglais. Le premier effet sur moi de cette brève relecture à été une modification légèrement hallucinatoire dans le nom de Winnicott que je ne vis plus que comme s'il s'écrivait W(inn)icott : quelqu'un, en somme, qui heureusement a su s'attarder à l'auberge. J'imagine même que c'est en lisant ce rêve que le jeune pédiatre Winnicott conçut le projet de relever le défi que Freud semble lui adresser... et il trouva un territoire qui ne se situe ni en dedans ni en dehors de l'auberge ; « l'instance de la lettre » de Lacan aurait-elle du bon, après tout, ainsi que les déterminismes des noms propres ?
   
   
Le deuxième effet de lecture concerne l'épisode de l'auberge aux géants dans Don Quichotte, lecture appréciée par Freud dans sa jeunesse : la nuit il se lève, furieux, pour livrer combat contre les géants ravisseurs de la princesse Micomicona, (Don Quichotte, bien sûr, pas Freud) et perfore à coups d'épée les outres de vin placées à son chevet, au grand dam de l'aubergiste. N'analysons surtout pas Don Quichotte aussi tentante que soit l'histoire des outres percées (on y perdrait, c'est plutôt lui qui nous analyse nous). L'important, ici, est que pour une fois le sage Sancho marche à fond dans les hallucinations de son maître, et rameute la maisonnée pour lui prêter main forte, pris sans doute dans cette « illusion de l'enfant que ce qu'il crée existe réellement » dont parle justement W(inn)icott. Pas étonnant que Freud se méfie des auberges. Je ne sais pourquoi, il me semble qu'il s'identifie au cocher du rêve, un cocher-analyste, et que c'est au genre humain dans son ensemble qu'il reproche de s'être attardé à l'auberge des seins-outres des nourrices. En témoigne sa condescendance souriante envers le rêveur qui a la faiblesse de se montrer séduit par une actrice, qui, entre autres séductions, « possède une belle poitrine ». Cette halte à l'auberge surprendra sans doute le lecteur, et à vrai dire je ne sais pas non plus ce nous y faisons, sinon le deuil de Winnicott dont sa femme Clara a écrit :
   
   

« Quand nous voyagions en France, nous nous arrêtions dans de petites auberges, au bord de la route et chaque fois, je me demandais « combien de temps pourra t-il attendre avant d'aller à la cuisine ? » Il arrivait presque toujours à en trouver le chemin. Il adorait les cuisines et, quand il était enfant, sa mère se plaignait qu'il y passât plus de temps avec la cuisinière que dans le reste de la maison » (43).

 


43 - Clara Winnicott, « Donald Winnicott en personne », in : L'ARC N°69, 1977, Winnicott.
   
On sait que Freud pour sa part n'était pas précisément un pilier de taverne, et qu'il fuyait même les cafés de la bonne société dès que l'on s'avisait d'y altérer leur ambiance feutrée par de la musique. Je pense que par l'hôtel il entend l'utérus, qui assure un service plus complet que l'auberge. Mais même l'hôtel, sa rupture avec Rank montre bien sa désapprobation que quelqu'un s'avisât d'y rester (alors que l'idée du traumatisme de la naissance est de Freud : c'est lui qui a logé Rank à l'hôtel de l'utérus). Et ne pointait-il pas déjà par cette comparaison entre l'hôtel et l'auberge, en choisissant une métaphore d'habitat, toute la marsupialité néo-utérine des seins ?
Mais l'important pour Freud, c'est de sortir de l'auberge, de trouver dans le pouce une auberge portative et d'embrayer la vie psychique, et la vie tout court en fonçant vers l'Œdipe.
Il aurait été sans doute confirmé dans sa hâte en prenant connaissance des recherches de ces dernières années sur l'ambiance sonore intra-utérine : on ne fait pas plus bruyant que l'utérus ! Voilà l'hôtel et l'auberge logés à la même enseigne, à fuir tous les deux. Et qu'aurait-il fait de cette autre avancée, due au scanner, qui nous montre le fœtus dès le 4e mois en train de sucer vigoureusement son pouce, afin de muscler ses maxillaires, en prévision de sa première tétée ? Les faibles différences entre auberge et hôtel en tant que métaphores me font penser que celles entre seins marsupiaux néonatals et vie intra-utérine pourraient bien tout aussi relatives, puisque le bébé, dans l'utérus, a déjà affaire à ce « sein » dans lequel il se moule de toutes les façons possibles, qu'il agresse sans doute mais dans lequel il se love, le placenta !
Ce placenta, premier « partenaire passif dans l'interaction », on en sait bien peu de chose il me semble. Je ne suis pas certain qu'il revienne, lui, à sa forme première comme les seins, et si c'est le cas cela permettrait de penser ses deux héritiers comme davantage objectaux de par leur « réponse ». Tout ceci, ainsi que peut-être l'objet transitionnel, me semble avoir été génialement pressenti par Sándor Ferenczi, bien qu'il cherchât apparemment autre chose, dans ses textes de 1932 sur le traumatisme et notamment dans un passage que Pierre Sabourin relève dans son livre récent (44) :
   
 
 
 
 
 
 
 














44 - Pierre Sabourin, 1985, Ferenczi, paladin et vizir secret, Ed. Universitaires, p.156.
   

« le choc est équivalent à l'anéantissement du sentiment de soi, de la capacité de résister, d'agir et de penser en vue de défendre le Soi propre. Il se peut aussi que les organes qui assurent la préservation du Soi abandonnent, ou du moins réduisent, leurs fonctions à l'extrême ». [Le mot choc] « englobe l'écroulement, la perte de sa forme propre et l'acceptation facile et sans résistance d'une forme octroyée, à la manière d'un Sack-Mehl (sac de farine) » (45).

 



45 - Sándor Ferenczi, 1932, « de la commotion psychique », in Psychanalyse 4, Payot 1982), p.139
   
Projection ici par Ferenczi, à mon sens, du traumatisme grandiose que subirait le nourrisson voyant le sein par lui déformé ne plus revenir à sa forme première mais se comporter comme le placenta déformable de la période précédente, ce placenta qui le complémentait idéalement et dans la séparation d'avec lequel on peut voir, pourquoi pas, l'origine du mythe de l'Androgyne qui fut coupé en une moitié mâle et une moitié femelle. Ce développement sur le placenta comme « sein » primitif me semble susceptible de relier l'hôtel et l'auberge (y compris dans leur proximité architecturale dans l'esprit de Freud), mais aussi aller dans le sens du caractère d'« organe d'autoengendrement » que je vois dans les seins, et se rapprocher de ce passage de la catégorie de « l'informe » aux formes affirmées dont parle Lévi-Strauss dans la Potière Jalouse.
Le peu d'importance des seins pour Freud se reflète dans l'absence totale de plaisanteries sur ce thème dans les 160 que compte son texte sur le Mot d'Esprit, dont beaucoup sont, et pour cause, à contenu sexuel. Mais il faut dire en faveur de Freud que, curieusement, le mécanisme du rire semble faire mauvais ménage avec les seins : je ne connais pas d'histoire sur ce thème qui soit vraiment drôle ; à vrai dire les blagues à base de seins sont presque toujours lamentables sauf chez Bretécher.
Est-ce une piste ? Dans le passage déjà cité du Mot d'Esprit, Freud voit l'apparition du sourire chez le nourrisson repu, qui « laisse aller » le sein. Pourrait-il y avoir un sentiment de trop grande facilité à faire rire des objets originaires du sourire ? Il paraît plus pertinent de noter l'absence du thème des seins des femmes chez Freud dans ses écrits sur les différences entre les sexes à la puberté. Là aussi, sans doute, « how could anyone put up at such a place ! » S'il a su quoi faire du sein de la mère, Freud n'a sans doute effectivement jamais su quoi faire de la poitrine des femmes. Mais il n'est vraiment pas le seul. Cela n'est certes pas le cas de Françoise Dolto, pilier d'auberge, qui nous a depuis longtemps habitués à des hymnes au couple bébé-maman, dont le dernier en date me paraît très réussi :
   
   

« L'ensemble créé par ce lieu de sécurité, c'est l'espace dans lequel le lien à sa mère est potentiellement retrouvable. On comprend que le sein et le téton conjoints dans l'odeur de la mère, à la bouche succionnante du bébé et à sa muqueuse pituitaire, en même temps qu'il se niche dans le creux du bras contre le flanc de sa nourrice, tout cela forme un pattern du désir confondu, dans cet accomplissement à la fois de besoin et de désir, avec le plaisir à être et la satisfaction de vivre et d'aimer » (46).

   




46 - Françoise Dolto, 1984, L'image inconsciente du corps, Seuil, p.68.
   
A lire Dolto, on revoit des images des mères du Tiers-monde et leurs portages d'enfant jusqu'à des trois et cinq ans pour les plus costaudes, qui en font quasiment des femmes-kangouroues. Peut-être les jeux des enfants constituent des retrouvailles plus ou moins conscientes avec diverses positions corporelles nidantes des mères-porteuses, qui jettent la base des pratiques habitantes : on habite d'abord le corps de sa mère avant de grimper aux arbres. En grimpant aux arbres, fruitiers de préférence, l'enfant retrouve t-il une adversaire aimante à sa taille comme l'était sa mère (ou sa nourrice) ? Autres jeux très appréciés, pas seulement par les enfants : les édredons, oreillers, plumards à se rouler dedans, batailles de polochons, tout cela à mettre sur le crédit des nostalgies de la nidation aux seins, entre les seins changeants, inconstants mais sécures de la femme-mère tutélaire.
Les jeux de ballon, le report du sadisme anti-sein sur le football correspondraient eux, au contraire, à des façons (tragiques ?) de sortir de l'auberge : le passage de deux à un seul sein, comme dans le rêve des deux poires blanches dont il ne reste plus qu'une. A preuve l'inexistence générale de jeux à deux ballons, pourtant faciles à imaginer...
Ce qui me fait penser que les seins sont de toute évidence aussi les prototypes des jouets, destinés aux enfants mais amusant surtout les pères.
Aussi riche que soit Françoise Dolto sur le thème des seins de la mère, elle non plus, comme Freud, ne semble savoir que faire des seins-séisme de la puberté. Les seins sont chez elle « le phallus de la femme et presque l'équivalent du pénis des hommes », ce qui à mon avis en diminue l'importance : ils sont davantage sur un plan, moins sur un autre, et fondamentalement autre chose. Profitons-en pour passer maintenant des nichons et des pare-chocs primitifs aux appas de l'érotisme adulte.
Ce qui est fort drôle, quand on repense aux trois fameuses « blessures narcissiques de l'humanité » (Copernic, Darwin et Freud, d'après ce dernier), c'est que notre corps fait de nous d'une certaine façon quand même le centre de la Création malgré tout, mais ce n'est sûrement pas la bonne, aux yeux de ceux qui voulaient cette place : l'animal humain est l'unique à la morphologie spécialisée dans l'érotisme, comme en témoigne l'outillage amoureux perfectionné chez les deux sexes ! Cette évolution est parfaitement décrite par Helen E. Fisher, dont voici le portrait qu'en éthologue des primates elle se risque à faire de la femme :
   
   

« Tel est donc notre héritage féminin. Contrairement à tous les organismes femelles, la femelle humaine n'est plus sujette à des périodes de chaleur. Elle peut donc faire l'amour tout le temps, même pendant la menstruation, la grossesse, ou peu après l'enfantement. Elle peut atteindre des orgasmes multiples ou continuels, et plus elle en a, plus ils sont fréquents et gagnent en intensité. La menstruation, la grossesse, l'accouchement renforcent même sa capacité de jouissance. Elle a des seins, des fesses protubérantes, un corps doux, un menton imberbe, une voix aiguë et un vagin tourné vers l'avant. En fin de compte, c'est une courtisane née. Faite pour copuler » (47).

 





47 - Helen E. Fisher, 1980, la stratégie du sexe, Calmann-Lévy 1983, p.35. Voir aussi :
   
Fisher poursuit en décrivant comment le corps de l'homme s'est lui aussi modifié pour satisfaire les femelles jusqu'à devenir ce qu'il est maintenant ; et à sa lecture je m'aperçois combien le pénis humain relativement plat et large comparé aux autres constitue le chef-d'œuvre de l'action féministe authentique (sur un million d'années). Si les théories d'anthropologues féministes telles que Fisher ou Blaffer Hrdy (48) ne posent aucun vrai problème d'intégration dans l'édifice psychanalytique, il est plus difficile d'accompagner totalement d'autres éthologues, notamment dans la théorie des « fesses de devant ». Si dans l'érotisme les seins des femmes jouent leur rôle bien connu de signaux sexuels, frappant le psychisme dans des œuvres restées vives de l'archaïsme en tant qu'objets extrêmement puissants dans ce jeu amoureux, c'est à mon sens surtout grâce au rappel de la nidation postnatale et ses jeux internarcissiques, plutôt qu'à celui de fesses éthologiques reproduites sur le devant du corps féminin (Morris) (49). Cette hypothèse séduisante est seulement explicative de la réponse sexuelle mâle, réponse qui se laisse tout aussi bien expliquer, sinon mieux, par la nidation première que par des atavismes remontant la chaîne de l'hominisation jusqu'à la perte, consécutive à la station debout, de la signalisation multicolore de la vulve et son remplacement par des signaux thoraciques pseudo-fessiers. Que l'origine des seins soit à rechercher de ce côté ne semble d'ailleurs en rien contredire mes idées sur leur fonction « marsupiale » plus moderne. Quoiqu'il en soit on voit clairement combien ces éthologues-là renforcent par leurs découvertes les positions de Freud, qui sans doute n'en aurait osé rêver : il passait déjà pour « pansexuel » pour beaucoup moins que cela ! Par contre les éthologues agrippeurs, comme les behaviouristes, me semblent assez classiquement mus par la résistance envers l'inconscient. Outre les critiques épistémologiques que l'on a pu formuler au sujet de l'observation directe (mais on peut en faire à l'encontre de toute méthode), ils me paraissent agir une résistance plus spécifiquement anti-seins, sans doute par une trop grande vivacité inconsciente de leur vécu « marsupial » !
   

48 - Sarah Blaffer Hrdy, 1981, Des guenons et des femmes, Tierce 1984

 




49 - Desmond Morris, 1968, The Naked Ape, Corgi books, pp.67 et 74.
   
Hermann, qui posait plus haut le nœud du problème avec une clarté parfaite, illustre bien ce point quand deux pages plus loin dans « l'Instinct Filial » il dénie pourtant, à mon sens de façon flagrante, les seins des femmes :
   
   

« Si, pour la fillette, la plénitude de sa sexualité s'incarne dans son pouvoir sur les organes génitaux masculins, cela ne fait que confirmer notre hypothèse sur les manifestations psychiques de ce « manque » biologique. Comparée aux femelles chez les Primates subhumains, qui disposent, pour la séduction sexuelle, d'un appareil génital spécifique, la femme apparaît, en effet, moins bien pourvue » (50).

 



50 - Imre Hermann, op. cit., p.239.
   
Pourtant, dans son texte « La démarche duelle » (1924-1966, Psychanalyse et Logique, Denoël 1978), Hermann mentionne à plusieurs reprises l'importance de la gémellité des éléments corporels, y compris les seins. Le « deux » viet avant le « un », comme le notait déjà Lévy-Bruhl. Le moins qu'on puisse dire est que Helen Fisher ne voit pas le corps des femmes de la même chaste façon. Mais si les seins gênent Hermann et à sa suite Bowlby c'est peut-être qu'ils permettent un « cramponnement » qui n'est pas à leurs yeux le bon. La raison « éthologique » au sens de Fisher de l'existence des seins humains serait alors justement de permettre le passage de l'instinct au fantasme et à l'humain.
La question, qui procède d'un certain étonnement enfantin, « pourquoi les femmes sont-elles seules à avoir des seins ? », me semble suffisamment posée et maintenant je retrouve un autre vieil étonnement, issu de nombreux étés passés dans l'oisiveté spectatrice de camps naturistes : « pourquoi les femmes ont-elles des seins si différents ? ». Quiconque n'a pas été aveuglé par les tétons de sa mère ne peut manquer de s'étonner du fait que, à architecture du corps sensiblement égale, il existe des femmes qui ont des petits seins et d'autres qui ont des gros seins, pour prendre des extrêmes flagrants. Il m'est difficile de faire le deuil, comme la plupart des gens, de cet étonnement comparable à celui des enfants quand ils demandent « pourquoi les bœufs y z'ont des cornes et les chevaux y z'en ont pas ? ». Ma première formation, l'architecture, est sans doute coupable d'une idéologie de la fonction s'attachant à toute forme plastique. La diversité des seins des femmes ne peut pour moi que véhiculer un message incompris à ce jour. Et c'est avec une grande jubilation que dans la bibliothèque du Musée de l'Homme je lus ces lignes de l'ouvrage la Femme, d'un anthropologue allemand du siècle dernier, Heinrich Ploss, ouvrage méprisé par Freud sans doute à cause de son succès considérable à l'époque, un peu comparable à celui de Masters et Johnson aujourd'hui :
   
   

« Quiconque à qui l'occasion se présente de pouvoir observer un grand nombre d'êtres féminins au plan de leurs formes corporelles, sera certainement surpris de la grande diversité des formes que peuvent offrir les seins (...) Je ne puis cependant tenir ces distinctions de formes pour totalement dépourvues de sens. Car ma position est que rien dans la Nature n'est sans signification. Toutes les manifestations naturelles, et aussi les formes des parties corporelles, ont leurs causes très précises et suivent des lois très précises, et si quelque chose nous semble insensé, nous ne faisons que manifester que nous n'étions pas encore à même de reconnaître ces lois » (51).

Intégralement, Ploss dit : « Wem sich die Gelegenheit bietet, eine grössere Anzahl von weiblichen Wesen von unserer Rasse in Bezug auf ihre Körpergestaltung beobachten zu können, der wird sicherlich berrascht sein von der grossen Mannigfaltigkeit der Formen, welche die Brüste darbieten können, und vielleicht mag es ihm so scheinen, als sei es ziemlich bedeutungslos, ob die Brüste so oder so geformt sind, ob sie eine beträchtliche oder nur mässige Fülle zeigen, und ob sie lange Zeit ihre festigkeit bewahrten, oder ob sie frühzeitig zum Herabsinken neigen (...). Für bedeutungslos möchte ich aber diese Formenunterschiede durchaus nicht halten. Denn ich stehe auf dem Standpunkte, dass nichts in der Natur bedeutungslos ist. Alle Erscheinungen in der Natur, und so auch die Formen der Körpertheile, haben ihre ganz bestimmten Ursachen und folgen ganz bestimmten Gezetzen, und wenn uns etwas bedeutungslos scheint, dann gestehen wir damit einfach nur zu, dass wir noch nicht im Stande waren, diese Gesetze zu erkennen ».

   






51 - Heinrich Ploss et Max Bartels, 1884, Das Weib in der Natur- und Völkerkunde, 7e ed, Leipzig 1902, 2 vol. Le passage cité (pp.287-289), est approximativement traduit par moi.
   
Le « von unserer Rasse », que j'ai omis, mérite explication : tout indique qu'il s'agissait pour Ploss de combattre, contrairement à la résonance actuelle du terme qu'il emploie, le racisme (qui n'a pas encore totalement disparu) qui consistait à son époque à ne tolérer la nudité que chez les non-blancs. Freud ne cite Ploss que tardivement, dans l'article sur le Tabou de la virginité, (SE XI, page 196) pour reconnaître son mérite tout en le jugeant « trop anatomique ». Les nazis seront plus perspicaces qui brûleront les œuvres de Ploss et celles de Freud, fraternellement réunis sur le bûcher : son livre constituait un puissant antidote au racisme, montrant la supériorité des « primitifs » sur bien des points. Les livres des « physiognomonistes », à ma connaissance furent, eux, épargnés et pour certains mis à contribution des « théories » raciales.
   
   
On peut fuir les multiples questions que suscite ce problème, et s'éviter de passer pour un ignoble individu, un « male pig » du dernier banal (« male pig » ou « Pygmalion » ?) en invoquant classiquement des « dérèglements hormonaux » (Germaine Greer) (52), ou les facteurs constitutionnels. Greer, par ailleurs, tout en se moquant gentiment de Ploss, lui rend mieux justice que Freud... En ce qui nous occupe, G. Greer rapporte que les « anthropologues » nazis avaient réservé la possession de « caractères sexuels secondaires » bien développés aux seuls Aryens, ce que le simple recueil de Ploss renvoyait au néant.
Outre que ces dérèglements sembleraient plutôt être la norme, et que les constitutions nous ont habitués à davantage de constance dans la reproduction génétique, ces explications ne me satisfont pas au regard de ce que m'ont rapporté de leur puberté certaines patientes engagées dans une rivalité acharnée avec leur mère, et dont les événements sénologiques ont parfois revêtu des formes spectaculaires, dans un sens ou dans l'autre : des hypermasties se dégonflant en quelques jours, ou des « planches à pain » se décidant à prendre leurs pleines formes. Devereux a analysé autrefois une patiente américaine qui, vierge à trente ans avec des seins de petite fille avait réagi à une interprétation de sa part non seulement par un séisme mammaire mais par une montée de lait! (53) La psychoplasticité des seins est largement connue de tout le monde, hormis la plupart des sénologues ; certains d'entre eux, cependant, semblent l'avoir très bien saisie quand ils écrivent :
  52 - Germaine Greer, 1970, La femme eunuque, Robert Laffont 1971, ch.3 : « les rondeurs ».
 









 
53 - Georges Devereux, communication personnelle, 1982.
   

« les grandes variations anatomiques observées d'un sujet à l'autre et chez le même sujet d'un moment à l'autre font du sein un organe à part : un organe-événement » (54).

  54 - Claude Annonier, 1983, L'exploration des seins de la femme, Vigot, p.97.
   
Elle est aussi facilement admise par la totalité des femmes à qui j'ai donné à lire, préventivement, le présent article. Ne sont choquantes, dans le vécu féminin, que les théories infantiles, souvent misogynes, rendant compte de la grande diversité morphologique qui résulte de cette psychoplasticité (et qui parfois revêtent les caractéristiques d'interprétations sauvages, dont l'intérêt est certain sur le plan de l'imaginaire hommes/femmes). La diversité psychoplastique me paraît imputable à la nécessité, pour certaines jeunes filles à la puberté, de mettre en avant cette arme efficace pour pallier des insuffisances, parfois réelles mais le plus souvent imaginaires, de leur capacité de séduction. Mise en avant cependant insuffisante à mes yeux pour déclarer phalliques les seins sur cette seule base. Cette capacité conquérante ne définit la dimension phallique surtout, me semble-t-il, que dans les fantasmes masculins, dans des stratégies de prévention de l'angoisse de castration aux multiples tours dialectiques dont la plus simple est projective, « elles ne sont pas castrées puisqu'elles ont des seins » ; et dont une autre moins simple donne « elles n'ont vraiment pas peur d'être castrées, avec une poitrine pareille ! » Ce qui n'est pas loin de la locution (très) populaire espagnole, ce pays berceau de tous les machismes, pour exprimer l'admiration devant une maîtresse femme : « vaya mujer más cojonuda ! » (à peu près, « mais quelles couilles elle a, cette femme! »).
Cette diversité spectaculaire des seins est souvent référée à des facteurs ethniques, non sans quelque raison. Pourtant, les variations individuelles semblent bien l'emporter sur la constitution, et de plus, les spécialistes de l'anthropologie physique qui, depuis l'époque de Topinard et Ploss ont consciencieusement mesuré chaque partie de l'anatomie, y compris les organes sexuels, baissent les bras devant la variation statistique des seins. Comme le visage ou les empreintes digitales, les seins seraient très fortement individuels : si on multiplie les facteurs mesurés par Ploss et Bartels au siècle dernier, et il n'en prenaient pas beaucoup, on arrive facilement à des milliards de cas possibles. Stephen Molnar (55) en conclut : « l'interaction entre la biologie et le milieu produit presque toutes les formes observables, n'importe où. » Le volume final des seins dépend non pas tellement de facteurs constitutifs mais de la reprise pubertaire de toute la psychogenèse, nouvelle donne qui en régit la montée en puissance séductrice jusqu'à l'obtention de la réponse sexuelle mâle recherchée, souvent en contradiction flagrante avec le moralisme conscient de la jeune fille : plus forte la répression sexuelle, plus forte la condamnation du jeu de la séduction, et plus traîtreusement le corps se venge par la poussée de ces deux masses parfois obscènes au regard du Surmoi (chassez les seins, ils reviennent au galop). Du divan parvient assez régulièrement l'écho adulte de la peur des jeunes filles que leurs seins restent inférieurs à ceux de leur mère en puissance de séduction, parfois au contraire qu'ils les dépassent, plus rarement qu'ils parviennent à telle ou telle forme. Cela peut donner lieu à une guerre des seins mère-fille dans laquelle pour une fois les métaphores militaires sont dans le camp des femmes, seins-grenades, seins-bombes, seins-tremblement de terre, seins-volcans... Comme le note même Nancy Friday : « si les femmes ont envie d'une poitrine généreuse, ce n'est pas seulement pour attirer les hommes, mais parce que le sein est le symbole le plus insigne de la puissance féminine » (56). Et on pense ici, à propos des seins des femmes entre elles, à ceux de la Spartiate Lampito, admirés, soupesés, approuvés par ses camarades dans le Lysistrata d'Aristophane, qui l'élisent de facto figure de proue de leur mouvement (57).
   
 
 
 











 
 
 
 
 
55 - Stephen Molnar, 1974, Races types and Ethnic Groups, page 47 - (il cite Krogman, 1971).
 







 
 
56 - Nancy Friday, 1980, Les fantasmes masculins, Robert Laffont 1981, p.335.
 
57 - Aristophane, Lysistrata, vers 83
   
Je laisse de côté le problème psychosomatique de l'hypertrophie mammaire (que personne ne semble avoir expliqué, même au plan médical : je n'ai trouvé que des descriptions cliniques, rarissimes au demeurant), ainsi que la perversion narcissique que constitue à mes yeux l'appel à la chirurgie plastique en dehors des cas extrêmes, bref je délaisse la souffrance en général pour le domaine, tellement plus urgent, des femmes très séduisantes de diverses façons, intelligentes, gaies, qui n'auraient eu nul besoin de recourir à l'hypermastie comme arme des mal loties, et qui pourtant, elles aussi, ont « une belle poitrine » comme celle qui jadis tapa dans l'œil du rêveur de Freud.
On peut arguer ici, pour tenter d'expliquer la géométrie déroutante de ces femmes, de la puissance groddeckienne de leur demande sexuelle inconsciente ; de la complexité des événements et stratégies corporelles pubertaires pouvant produire des décalages, ou, hypothèse peut-être plus satisfaisante, celle d'une réussite en étapes de l'acquisition de capacités de séduction : dans des circonstances défavorables initialement, l'inconscient groddeckien fait donner le grand jeu d'un surdéveloppement mammaire ; mais cette séduction primitive une fois réalisée, elle modifie l'environnement sexuel de façon permettant à la jeune femme d'abandonner cette stratégie initiale et d'acquérir tout un savoir-faire séducteur, d'engager une spirale dialectique positive débouchant cette fois sur des compétences psychoaffectives ; séquence qui rappelle, si elle ne la reproduit pas, celle de la séparation à la mère nidante : la séparation entre réalité psychique et matérielle.
Chez les garçons l'équivalent pubertaire des seins ce serait la mue de la voix, qui souvent revêt le même caractère spectaculaire et évident pour l'entourage, contrairement aux modifications morphologiques masculines plus lentes, ou à l'événement de la première éjaculation, nettement plus intime que celui de la menstruation. Les seins de femme et la voix d'homme sont les deux principaux rajouts, les deux viatiques issus du séisme corporel pour la route de l'existence humaine. Leurs incidentes ne sont pas comparables, les garçons ne sont que peu sensibles au plan narcissique à une réalisation imparfaite du « bel organe », contrairement à ce qui se passe pour les seins des filles chez qui peut-être après tout il pourrait y avoir de l'envie de pénis à rattraper sur les seins... en se dotant d'outils susceptibles de provoquer l'envie symétrique et tellement plus refoulée par les possesseurs de pénis, l'envie de seins. Des auteurs militants remplacent souventl'envie de pénis telle quelle par l'envie de sein, sans apparemment rien changer dans la théorie psychanalytique. Le but poursuivi semble d'abord de permettre aux personnes intéressées de faire une psychanalyse garantie sans envie de pénis. L'auteur, dans une démarche féministe désormais classique, fait naître le concept d'envie de pénis chez Freud de sa projection sur les femmes de sa propre « envie de sein, de féminité, de maternité, de tout ce que nous avons et dont les hommes rêvent depuis toujours, et dont les poètes se font depuis toujours les porte-parole ». Toutes ces positions restent cependant dans l'équivalence sein=pénis ! (58)
Quant à la toison plus ou moins drue qui orne plus tard les poitrines masculines, elle peut revêtir une importance culturelle considérable comme signe de virilité. Notons au passage contre Bowlby que la poitrine masculine velue n'est à aucun moment prise en compte dans la théorie de l'attachement (reposant sur cette pulsion d'agrippement à laquelle Bowlby donne une importance anthropologique exagérée, là où elle se présente parmi d'autres vestiges neurologiques telle la marche automatique des nouveau-nés, comme non-structurante de l'humain, évidemment mieux défini par différents métabolismes du fantasme que par des instincts qui à la limite peuvent se passer de tout inconscient. Ce qui est, peut-être, le but recherché). Cela aurait pourtant été dans le droit fil des expériences de Harlow que de considérer le couple humain comme reproduisant son schéma des deux mères-singe factices, la nourricière mais dure et la poilue, nidante mais sèche : le petit singe, une fois rassasié, préfère la poilue. Dans nos couples réels actuels où pères et mères jouent le matin au lit avec leur bébé à peu près comme chez les primates, c'est la non-poilue qui gagne à presque tous les coups, et cela permet d'imaginer la figure du Père Freudo/Œdipien ultérieur comme revanche de l'homme battu au jeu de la maternité par sa compagne nantie d'un équipement spécial, supérieur aux toisons agrippables : les seins inagrippables, en fait, pourraient fort bien être les outils du renoncement à l'instinct. Et devient-on père, invente t-on le père pour réparer l'échec à être mère, et ce d'ailleurs que l'on soit homme ou femme ?
   
 
 
 
 
 
 
 
 



















 
 
 
58 - Félix Böhm, 1930, « le complexe de féminité chez l'homme », NOUVELLE REVUE DE PSYCHANALYSE N°7, 1973. L'auteur estime l'envie de pénis très surévaluée, et l'envie de sein, d'utérus très minimisée.
Également :
Luise Eichenbaum et Susie Orbach, 1982, Outside in, Inside out. Women's Psychology : A Feminist Psychoanalytic Approach, Pelican Books..
Christiane Olivier, 197 ?, Les enfants de Jocaste, des femmes ?
   
Le développement des seins ne suit donc pas, semble t-il un plan génétique rigoureux, mais se fait en quelque sorte ad libitum, ou si on me permet le barbarisme, ad libido. La diversité des formes de seins qui en résulte crée un suspense morphique entretenant la libido qui peut être vu comme la raison première de ladite diversité. Si la diversité infinie des seins des femmes constitue une infinité d'appels à l'instinct d'accouplement, la fascination qu'exerce cette stratégie féminine de la morphé des seins procède moins semble t-il d'un intérêt sexuel marqué pour les femmes (d'une obsession sexuelle, comme on dit) que d'un vertige éprouvé lors de la chute dans la séduction, celui de la dissolution du Moi, de la victoire sur les tristes injonctions du Surmoi, de l'angoisse qui accompagne l'irruption pulsionnelle. Vertiges réels pour certains et parfaitement dits par les expressions « tomber dans les pommes » et « décolleté vertigineux ». La tentation « de la femme » est alors utilisée non pour celle-ci, mais comme drogue pour savourer les états psychiques dans lesquels elle seule parvient à plonger le sujet séduit (ce sujet s'étant adroitement placé en situation d'être séduit que l'on a appelé un Don Juan). Cette idée de chute est classiquement liée à des symboliques de la castration (le sexe coupé tombe). Or les seins eux-mêmes semblent symboliser la victoire contre cette castration, à la fois par ce qui serait, si j'ose le terme, leur genèse post-castrationnelle pubertaire et bien sûr par leur architecture en surplomb, ainsi que par leur caractère de rostre explorant le monde, à l'avant-garde et donc exposés, peut-être comme rappel ludique, aussi, du museau fouisseur du nouveau-né.
La beauté serait donc en partie à rattacher aussi à ce bénéfice de plaisir considérable que peut procurer cette victoire, aux accents de revanche, et on comprend que d'après les esthètes de la femme (ils ne manquent pas) les plus beaux seins soient ceux, quelque aspect qu'ils aient, qui, intégrés plaisamment aux formes générales de leur détentrice, fassent oublier leur survenue tardive (le rajout) et par là même toute idée de retranchement. Les vieux termes Ich-Fremd et Ich-Nahe s'appliqueraient bien à cette problématique des rajouts morphiques, sur un corps principal assez unisexe par comparaison aux animaux au dimorphisme parfois étonnant.
C'est sans doute la séquence de la métamorphose pubertaire qui a occulté la problématique de la « marsupialité » derrière celle de la castration.
   
   

La manie des hommes, de tous temps, de classer les femmes sur leurs apparences, procède de leur surstimulation permanente : il s'agit de réduire les stimuli copulatoires à un nombre plus faible de cas de figures (et on le sait pour le rat, c'est une affaire de vie ou de mort pour certains). C'est en raison de l'agression morphique permanente et insupportable des femmes, dont les seins sont les oriflammes, que les plus menacés des hommes essayent au moins de les mettre en catégories, suscitant en retour la juste colère des plus sensibles des femmes. Peut être que les danses érotiques ou dites telles ne doivent leur succès durable qu'au fantasme de seins musclés, actifs, devenus des membres du corps à part entière possédant une capacité et une spécificité d'action spatialisée. Les meilleures danseuses du ventre sont celles qui parviennent à faire bouger leur nombril sous l'action de leurs abdominaux ; il s'agit bien d'animer une partie peu mouvante du corps. Elles font aussi tourner des pompons collés à leurs bouts de seins, et d'après les connaisseurs, les championnes de cette discipline parviennent à les actionner en contre-rotation (59) ce qui pourrait symboliser la prise d'indépendance des seins par rapport au corps par l'annulation de leur gémellité symétrique, et donc la démonstration d'une capacité d'action autonome allant elle aussi dans le sens plus idéologique du sein-pénis, contre le destin anatomique de la marsupialité. En me signalant l'affaire de la contre-rotation, Devereux a provoqué chez moi une manifestation de ce « contre-transfert du chercheur » auquel il avait consacré un de ses meilleurs textes (60), sous l'espèce d'un fantasme de femme-avion bimoteur à hélices dont l'incongruité initiale s'est ensuite décantée en « horizon artificiel » tout en restant étrangement aéronautique, puis en idée du mobile/immobile du sein... Ceci est peut-être à rapprocher de la fascination du tournoiement chez les enfants autistiques dont fait état F. Tustin ; ainsi peut-être que du « caractère tourbillonnaire de l'instinct » chez Imre Hermann ?
La statuaire qui au moins depuis les Grecs s'essaye à figer les femmes dans des attitudes convenues, peut-être interprétée comme une stratégie défensive des hommes, et à sa suite toutes les publications de figurations de femmes : la statuaire grecque choisissait ses modèles d'ailleurs chez les courtisanes les plus en vue du moment, à fixer dans toute leur gloire avant qu'elles ne décatissent, pensée qui m'est agréable quand je vois la componction des touristes devant la Vénus de Milo. En créant ces modèles dont ils se montrent séduits les hommes allument un contre-feu visant à éliminer le polymorphisme féminin et à en réduire les sollicitations assaillantes, pour savoir à quels seins se vouer, évidemment, mais aussi comme le rappel lointain de l'immobilité propre des seins... Salvador Dalí s'exclamait, feignant la fureur devant le premier « mobile » de Calder :

 
 








 
 
59 - Georges Devereux, communication personnelle, 1984.

 

 

60 - Georges Devereux, 1980, De l'angoisse à la méthode, Aubier, 475p.

 

   

« la moindre des choses que l'on puisse demander à une statue, c'est de ne pas bouger ! ».

   
    Curieusement, depuis que j'ai écrit ces lignes, la ville de Madrid a confié à Dalí ce qui sans doute sera sa dernière commande, une statue pour une place importante. Et Dalí a décidé d'y ériger un « hommage à Newton » de quelques dizaines de tonnes. Sera-ce une pomme ?    
   
Manuel Periáñez, 23 avril 1986