Manuel Periáñez_____________________________________________manuelperianez1940@gmail.com

   
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 
 

 

 

Interview publié en 1999 sur le site Critiques d’Espaces

 

Manuel Periáñez : Il voulait être architecte, il est psychanalyste. Ayant mené plusieurs réflexions sur des sujets, comme le bruit, la qualité architecturale et la commande publique, ainsi que sur l'un des symboles de la féminité; Les seins des femmes. Il est également acteur du World Wide Web. Bref il était incontournable, ici, de lui poser quelques questions.

Manuel Periáñez :
Il m'a fallu réfléchir longuement avant de répondre à vos dix questions, parce que la perspective de la publication de mes réponses sur le Web m'oblige à définir sérieusement mes positions dans ces dix champs, exercice auquel j'avais réussi à me soustraire jusqu'à présent. J'ai en outre le souci de préserver une part importante de ma vie privée, notamment mes jugements de valeur subjectifs sur nombre de sujets sur lesquels je resterai vague, tout simplement pour pouvoir continuer à fonctionner comme psychanalyste pour mes patients (ils seraient moins libres de leur fantasmes et mouvements transférentiels s'ils me situaient trop précisément).
J'entends vos questions comme de trois sortes, celles qui concernent des sujets que j'ai (un peu) travaillé, et pour lesquelles mon opinion peut avoir de l'intérêt ; celles, personnelles, qui nécessiteraient que je me lance dans une autobiographie (que j'avais justement évitée grâce à ma « webbiographie » sur le Web !) ; et celles, enfin, qui s'adressent à ma subjectivité et auxquelles je répondrai donc, comme tout le monde, au niveau du café du commerce.

 

I / Monde Intérieur

Critiques d'Espaces : Vous souvenez vous, pourquoi à 16 ans vous aviez entrepris d'écrire à Le Corbusier ? Comment le connaissiez vous à cette époque ?

Manuel Periáñez : Je m'en souviens très bien. A treize ans, en Hollande, devant choisir entre le lycée classique ou moderne, je subis une journée kafkaïenne de tests psychologiques d'orientation professionnelle, d'où il ressortit, prétendit-on, que je devais éviter la chimie, l'électronique, etc. « et la théorie en général », mais que j'avais « d'excellentes prédispositions pour l'architecture ». J'entrepris alors de lire tout ce que je trouvais à La Haye sur l'architecture, dans la bibliothèque municipale construite par J.J.P. Oud, je crois bien. Tout y passa en bon ordre, et quand je trouvai les livres de Corbu, il y eut une sorte de flash sur le Plan Voisin pour Paris : la ville idéale pour l'An 2000, des avions atterrissant au centre-ville ! Mais fus très intrigué que Corbu ait dessiné des avions d'autrefois pour cette vision d'avenir : dans la logique de l'aviation, en effet, chaque modèle chasse le précédant en l'améliorant (nous en étions, je crois, au F100 Supersabre qui venait de ringardiser les F86). Là, je fus stupéfait de découvrir que les avions dessinés par Corbu étaient simplement contemporains de son projet, qui datait de 1922 ! Cela transforma d'un seul coup ma vision naïvement hollandaise et progressiste-linéaire de l'Histoire en une vision dialectique : de terribles régressions et enlisements sociaux se combinaient aux avancées. Le Corbusier alla rejoindre le Capitaine Nemo de mes huit ans, dans mon Panthéon intérieur. Bientôt Trotsky leur tiendrait compagnie, et plus tard, Freud. Pour l'instant, à quinze ans, je tombai dans une idolâtrie corbuséenne si extrême qu'à la fin de ma puberté ma croissance s'arrêta à la taille précise de 183 cm., celle du Modulor !
Un des résultats étonnants de ma deuxième analyse, avec une femme, entre 1982 et 1989, c'est qu'à quarante ans passés, je grandis d'un ou deux centimètres, échappant ainsi enfin au totalitarisme renaissanço-corbuséen des proportions prétendument parfaites : cela donne beaucoup à réfléchir sur la psychosomatique et sur le « projet architectural » du corps, ici inhibé pendant trente ans, puis finalement accompli à l'encontre de tout le savoir médical actuel !

 

« Toutes les écoles sont mauvaises ! Quittez vos pantoufles bourgeoises et vivez ! Il n'y a que la vie qui soit une école suffisante pour l'architecture. » ( Le Corbusier.)

Il était logique qu'en pleine corbusolâtrie, je m'adresse en 1957 ou 58 au Maître pour orienter mes études. Je lui écrivis avec une totale certitude que mon Idole me répondrait, qui agaça les adultes de mon entourage ; ils en parlèrent en termes de mégalomanie adolescente : jamais un aussi grand homme ne perdrait son temps à répondre à mes bêtises. Mais ils furent bien plus agacés lorsque ; par retour du courrier, Corbu me répondit : nous étions donc DEUX mégalos adolescents en pleine collusion contre les adultes, c'est ça les architectes Cette lettre disparut pendant mes études (ratées) d'architecture à Delft, elle agaçait, en fait, tout le monde. Heureusement, je l'avais apprise par coeur, et je m'en souviens encore à peu près :
« Cher monsieur, Je vous remercie de votre gentille lettre dans laquelle vous me parlez de mes ‘réalisations extraordinaires’. Mais savez-vous donc qu'un architecte, ça mange longtemps de la vache enragée tous les jours, et, dans mon cas, ce fut même de la vache enragée coriace !
Vous me demandez où aller pour vos études, à Delft, Milan ou Zürich, et j'ajouterai Harvard
Toutes les écoles sont mauvaises ! Quittez vos pantoufles bourgeoises et vivez ! Il n'y a que la vie qui soit une école suffisante pour l'architecture.
(j'ai oublié la formule de politesse), signé : Le Corbusier. »
J'ai désobéi à ce conseil et j'ai essayé d'étudier l'architecture dans trois écoles successives, puis la sociologie, puis la psychanalyse, et finalement Corbu avait raison, toutes les écoles sont mauvaises, d'où l'intérêt d'en visiter le plus possible et d'en garder le peu que chacune a de bon.

Critiques d'Espaces : Vous vouliez devenir « ingénieur aéronautique ». Qu'est ce qu'un avion ? un vecteur reliant deux points. L'architecture ? un vecteur entre un contexte et un devenir, la psychanalyse ? un lien entre un passé enfouie et un présent incompréhensible. On a le sentiment que vous poursuivez l'idée de créer du « Lien ». Qu'en pensez-vous ? est-ce dû à l'exil de votre famille au déracinement ?

Manuel Periáñez : Contrairement à beaucoup de gens de ma génération qui ont plus ou moins été sous les bombes, moi, à partir de mes trois ans, les avions m'apparaissaient de plus en plus comme salvateurs : sous les cocotiers de la République Dominicaine, la bande de réfugiés espagnols-républicains autour de mes parents parlait encore à la veillée de ces chasseurs soviétiques de la fin 36, des Polikarpov I-15 et plus tard des I-16, brusquement apparus dans le ciel de Madrid où ils mirent une pâtée mémorable aux Messerschmitt de la Légion Condor. Qui eux-mêmes furent battus au dessus de Londres par les Spitfire aux splendides ailes elliptiques (absolument ruineuses à construire, ce qui tend à prouver que certaines folies esthétiques sont au service de la raison). J'ajoute qu'en 1946 mes parents ont eu maille à partir avec le dictateur Trujillo, qui ne rigolait pas, et que c'est un Dakota DC-3 qui nous emmena vers la liberté, au Venezuela, et ce sauvetage doublé de mon baptême de l'air se grava dans ma mémoire. Il se confirma en 1949, lorsque prit fin une période sinistre de trois mois passés dans l'Espagne de la haute époque franquiste, où j'eus à subir des messes quotidiennes en expiation pour les crimes des « rouges », au nombre desquels, manifestement, on me comptait : de quoi devenir « rouge » pour de bon. Mais quand je vis, à l'aéroport de Madrid, le Constellation d'Air France aux couleurs bleu-blanc-rouge, je courus vers lui sans me retourner ni dire adieu à personne, et embrassai passionnément, en haut de l'escalier, l'hôtesse que je confondais un peu avec La Liberté guidant le peuple. Au Bourget, ma maman m'attendait, fraîchement divorcée, et je l'eus pour moi tout seul pendant quelques semaines. Et voilà comment les avions mènent à la Révolution (la grande, la française), à l'oedipe et à Freud.
L'exil, le déracinement, je ne connais pas, ça c'est le vécu de mes parents et grands-parents. Je suis certain, après les trois mois passés dans l'Espagne noire, que notre exil a été une chance formidable, et nous a apporté une richesse transculturelle et une somme d'expériences de toute sorte, difficilement comparables à celles qu'apporte le tourisme, et même l'observation ethnologique. Le simple fait d'avoir déménagé trente fois dans ma vie me facilite beaucoup la compréhension de différents modes de vie liés à l'habitat, et leur lien avec l'architecture.
L'idée de créer du « lien » ne m'est jamais venue, il y a toujours eu plein de liens et parfois trop, ce qui m'amuse c'est d'en montrer la diversité apparemment hétéroclite, surtout à ceux qui ne veulent pas les voir.
Ce qui me fascinait dans les avions, et me fascine encore, c'est la marge de jeu de l'ingénieur, tous paramètres techniques égaux par ailleurs, entre divers « partis » quant aux formes, ou si vous préférez, entre des expressions formelles assez différentes. Et une des meilleures illustrations, c'est le caractère trompeusement « féminin » des formes du Spitfire, un avion équivalent au Me-109, qui, lui, a bien l'air de la machine à tuer qu'il était. Être ingénieur m'intéressait avant tout pour le design, comme on l'appelle depuis.

Critiques d'Espaces : Vous dites : « Après un demi-siècle, mes pôles d'intérêt principaux restent les avions, l'architecture, les révolutions, l'anthropologie psychanalytique et les formes étonnantes des femmes. » Vous semblez prendre un malin plaisir à nous expliquer votre égal intérêt pour les avions, l'architecture, les révolutions, l'anthropologie psychanalytique et les formes étonnantes des femmes. Quel est le fil d'Ariane ?

Manuel Periáñez : Pourquoi un fil d'Ariane ? Un des plaisirs de l'Internet est le plaisir de se perdre. Sur mon site, le labyrinthe ne cache aucun Minotaure, tous ces intérêts apparemment disparates se tiennent assez logiquement. J'avoue prendre un malin plaisir, en effet, à déballer des anecdotes « invraisemblables ». C'est une orientation « surréaliste » chez moi : la réalité dépasse facilement la fiction, et même le fantasme. Et pourquoi s'en priver ? Rabelais, médecin, recommandait de rire une heure tous les jours Cela fait aussi partie de la culture espagnole (Cf. Buñuel, Dalí, Arrabal, etc.) et il n'y a pas de déracinement quand on garde les apports universels d'une culture (je pense, surtout, à Don Quichotte, plus qu'à Picasso).
Les révolutions et l'anthropologie se rejoignent si on délaisse l'Histoire-bataille pour les tendances de fond : la plus grande révolution est sans doute celle du Néolithique ! Les révolutions technologiques me semblent plus fascinantes que les épisodes socio-politiques auxquels, un jour, elles donnent lieu (le feu, la roue, la vapeur, l'avion, l'informatique, etc.). Bref, je crois encore au Progrès, et je ne suis pour une fois pas d'accord avec Castoriadis que ce progrès ne soit qu'instrumental, que seuls les outils progressent mais que l'esprit humain reste immuable : je veux bien croire que les quelques grands esprits d'il y 50 000 ans étaient plus avancés que les Bidochon et surtout que moi, mais les Bidochon d'aujourd'hui sont des génies par comparaison avec ceux d'il y a 50 000 ans ! Ou, si vous préférez, la quantité d'esprits éclairés me semble tout de même en nette augmentation.

 

II / Surface : L'Architecture.

Critiques d'Espaces : Comment passe t-on de l'architecture à la Psychanalyse, quelles passerelles, quels points communs y voyez-vous ?

Manuel Periáñez : Mon passage s'est fait par étapes, à travers la sociologie et la psychosociologie. La fascination de mes 15 ans pour les projets futuristes de Le Corbusier m'a assez vite mené à lire les Utopistes et la SF. J'ai été, en fait, très impressionné, entre 5 et 18 ans, successivement par mon père (qui s'était bien battu en Espagne pour les républicains, mais qui avait perdu), par le capitaine Nemo (l'idéalisation du précédant), par Le Corbusier (Nemo existait donc vraiment !), par Huxley et Orwell (tout ça pouvait mal finir), et par Trotsky (qui expliquait pourquoi ça finissait mal, mais sans voir la résistance au changement dans les structures mentales des révolutionnaires eux-mêmes). Plus tard, une figure comme celle de Georges Devereux, dont j'ai été l'ami assez intime, s'inscrit bien dans cette lignée ; il m'ouvrit à Freud, qui en était un autre. De même que Cornélius Castoriadis, que je croisai parfois, mais je n'ai jamais voulu le déranger dans ses réflexions, je ne connais que ses livres.
Par ailleurs, la galère professionnelle d'une vie d'architecte m'a sans doute effrayé (la vache enragée de Corbu), mais la galère des psy n'est pas moindre (quand ils ne sont pas des rentiers, au départ). Devenant psy, j'ai trouvé que c'était tellement le contraire de l'architecture que les deux m'apparurent complémentaires. Dans la psychanalyse, la réalité du patient est mise entre parenthèses, il n'y pas d'actes, seulement des paroles, et peu importe que ces paroles aient trait à la vérité, puisque ce sont celles émanant de la vie psychique du patient, elles sont toutes « vraies ». En architecture, seule compte l'enveloppe spatiale des activités humaines, sa forme, sa « fonction », mais les usagers réels, et encore plus leurs représentations mentales, sont inconnus : l'architecte les remplace par identification, et s'occupe de la seule réalité matérielle. Quand un architecte dessine une chambre, y organise l'espace pour qu'un lit puisse y prendre place de diverses façons, il manipule le même matériau fantasmatique qu'un patient et son psy en train d'élaborer l'oedipe et la « scène primitive » (celle de l'accouplement des parents) : mais les psy parleront de tout, et notamment de ce qui a pu se passer entre les parents du patient neuf mois avant sa naissance, tandis que l'architecte, comme Mies van der Rohe, se dit « don't talk, build ! ». Il n'y a donc pas tant de passerelle qu'un rapport d'opposition et de complémentarité.
J'ajouterai que, dans ma pratique du moins (et sans doute parce que mes origines architecturales m'y rendent attentif), les patients qui ont vraiment besoin d'écoute et d'aide ne donnent longtemps aucune importance au cadre esthétique dans lequel ils sont reçus. Cela peut durer des années, mais, un jour, allant mieux, ils regardent autour d'eux et basculent dans la critique architecturale : « mais c'est affreux, chez vous ! », ou bien : « tiens, ce fauteuil, au fait, c'est du Bauhaus 1925, je crois ». Bref, pour qu'existe un espace mental pour l'espace architectural, il faut s'être dégagé suffisamment de sa problématique propre pour commencer à y intégrer celle de l'autre, connu-inconnu, qui a organisé l'espace tridimensionnel où l'on évolue.

Critiques d'Espaces : Comment expliquez vous que l'architecture contemporaine française soit aussi peu sexué. elle s'attache davantage à jouer de formes géométriques orthogonales élégantes en apparente apesanteur. Mais plus personne ne semble se soucier, par exemple de la sensualité d'une main courante, d'une poignée de porte. Bref le summum de l'architecture en France est complètement mental niant toute émotion sensuelle, à l'opposé du travail de Toyo Ito, de Gehry, etc. Par exemple, comment expliquez-vous cette « frigidité » de la création architecturale française. Une angoisse de ne pas faire « sérieux » ?

Manuel Periáñez : Je ne suis pas sûr, hélas, qu'il ne s'agisse que de la seule architecture française, j'ai bien l'impression que c'est toute l'architecture savante qui est devenue asexuée. Par rapport aux formes souvent voluptueuses du dernier Corbu (à partir de Ronchamp), formes beaucoup plus généreuses que celles de sa copine noire contemporaine de sa période blanche, Joséphine Baker, vous avez raison, on a perdu la sensualité des mains courantes etc. Et ce n'est pas rien, les mains courantes ! J'en veux pour preuve ce patient, il y a vingt ans, qui avait décidé d'en finir : il se rend vers trois heures du matin sur le Pont-neuf, je crois, pour se foutre à l'eau. Mais, enjambant le parapet, il sent tout à coup sous sa main la forme arrondie que l'architecte a donné à la main courante : tant d'amitié envers l'Homme ! Et qu'il s'apprêtait à trahir ! Et il décide donc de rester encore avec nous, et, si possible, d'en faire autant que l'architecte en fit. Je ne suis pas sûr que cet homme serait encore vivant s'il avait choisi un pont récent à la plastique puritaine, je ne nommerai personne.
Pourquoi ce puritanisme formel ? Peut-être voit-on le naturel comme une facilité, et le cérébral comme ayant plus de valeur, mais, en musique on assiste depuis longtemps à la déconfiture des anti-voluptueux Schönberg, Varèse, Boulez et Xenakis et au come-back triomphal de Beethoven (et, même, de Tchaïkovski!). De façon générale, je ne m'explique la succession des modes dominantes en architecture que par vedettariats successifs du star-system, et non par de mystérieux paramètres occultes tapis dans les profondeurs de l'inconscient.
Ce qui me paraît plus spécifiquement français, c'est le peu de goût pour les plaisirs de l'architecture : dans le public, elle est quasiment synonyme de patrimoine et de vieilles pierres, assimilée donc à un fétichisme gérontophile (voire nécrophile : c'est vieux, c'est mort, donc c'est beau). Dans d'autres pays européens, plus au Sud et plus au Nord, ce plaisir est resté important. En France, ou bien l'on préfère des plaisirs plus intellos (prédominance de la philo dans le paysage mental français façonné au lycée - singularité mondiale liée à la Révolution), ou bien des plaisirs plus hédonistes (la bonne table, la bonne chair, le foot, la guerre, etc.). Mais pour dépasser le Café du Commerce, il faudrait s'atteler à une ethnopsychanalyse de l'architecture dans la culture occidentale ! (personne ne financera ça, de toutes façons).

Critiques d'Espaces : Actuellement deux réalisations architecturales occupent l'actualité. (les deux sont des Palais des Congrès au demeurant) : la nouvelle façade du Palais des Congrès de la Porte Maillot, incliné à 60°. Et Le Palais des Congrès de Lucerne avec son porte à faux de 70 mètres L'instabilité comme expression ultime de l'architecture cela vous inspire quoi ? est-ce subversif ? une manière élégante de contrer la stabilité « bourgeoise » ? ( Un palais des Congrès symbolisant le monde conservateur des affaires, des Notables. Bref la pensée architecturale de cette fin de siècle n'est-elle pas un peu « courte » ?

Manuel Periáñez : Là je vous sens un peu trop apocalyptique pour moi (« l'expression ultime »). C'est faire bien trop d'honneur à la tendance du moment et à l'époque, qui par définition n'ont rien d'ultime, heureusement ! Je ne suis pas certain non plus que l'on doive parler de « pensée architecturale », voilà bien la dérive philosopharde française que j'évoquais au point précédant Entendons-nous bien, je ne traite pas les architectes d'imbéciles (même quand ils oublient les escaliers, l'acte manqué est intéressant, au contraire). Je veux dire qu'il y a une difficulté à accepter la non-pensée créative, le plaisir tout simple de créer sans réfléchir et de tomber pile, comme au tir à l'arc Zen.

 

Einstein disait : « je ne pense jamais », et : « l'imaginaire est plus important que la connaissance »

Einstein disait : « je ne pense jamais », et : « l'imaginaire est plus important que la connaissance » Picasso non plus ne pensait jamais, et il disait, lui : « le plus dur, en Art, ce sont les cinquante premières années ».
Ceci dit, l'autosatisfaction des Notables en tout genre est toujours « courte » : ils sont très peu marxistes ou freudiens, eux non plus ne pensent jamais, trop occupés à calmer leur voracité de satisfactions en tout genre (« hideux dans leur Apothéose », les décrit le texte de L'Internationale, dont chaque mot reste juste).
Quant à la symbolique de l'instabilité, le problème si on n'est pas jungien, c'est que l'on ne dispose pas d'un commode catalogue de symboles immuables (les archétypes) : il faut trouver pour chaque rêve, chaque fantasme, la symbolique que lui donne chaque individu ! S'il s'agit de simples représentations sociales liées aux images que propose l'architecture, on pourrait se contenter d'interviewer des gens qui passent devant des façades à 60° et des auvents de 70 mètres, et s'enquérir de l'effet produit, mais alors on induit des effets de méthode très vicieux (cf. sur mon site le texte sur les limites des sondages dans l'esthétique architecturale).
Moi, je trouve que les fausses audaces qui pimentent la médiocrité générale actuelle de l'architecture post-post-moderne expriment un désir salutaire de retrouver une époque aussi géniale que celle des années 20 à 40, espérons que ça ne tardera pas trop.

III Monde Extérieur.

Critiques d'Espaces: Vous dites « Des sondages font régulièrement apparaître le bruit comme ‘la préoccupation numéro un des français"! Les politiques suivent. Or, il est élémentaire, pour étudier le bruit, d'établir au préalable si la personne qui répond à vos questions vit une situation positive, moyenne ou négative. Les gens "qui vont bien", en effet encaissent sans sourciller des environnements sonores déclarés inacceptables par ceux qui vont moins bien, tant au plan des décibels que des significations. Le vrai problème du bruit est donc à étudier sur des sites gravement nuisancés, et auprès de gens »en bonne santé" et qui, néanmoins, se plaignent — seuls ceux-là n'ont pas recours au bruit comme bouc émissaire d'insatisfactions personnelles ». Donc » le bruit » serait une gène lorsqu'il traduit un non-être, C'est à dire par exemple, pendant que moi je suis dans mon petit pavillon au bord de l'aéroport je dois supporter ce » bruit » d'autres partant dans de contrées lointaines ? cette gène ne serait-elle pas l'expression d'un non partage ? un ressentiment d'exclusion en somme ?

Manuel Periáñez : En effet, le non partage est une des mille significations que les gens peuvent donner à l'insatisfaction sociale pour en projeter ensuite certains de ses aspects sur « le bruit », qu'il soit ambiant ou épisodique. C'est tellement plus commode que de s'attaquer aux sources des problèmes ! (cf. sur mon site le texte de 1975 sur les significations attribuées au bruit, et la quarantaine d'hypothèses sur laquelle j'avais finalement débouché).
Moi-même j'en suis venu depuis longtemps à utiliser la gêne due aux bruits comme indicateur d'un mal-être (le non-être, j'ai jamais compris, et pourtant je l'ai lu, Sartre). C'est très rare qu'un bruit d'avion me gêne, par exemple, mais quand j'ai dû renoncer à aller au congrès d'anthropologie au Venezuela où l'on me demandait de venir exposer ma théorie des seins marsupiaux des femmes, et donc à prendre l'avion à Roissy, précisément pour réaliser de toute urgence une pré enquête sur le gêne sonore des riverains de Roissy, ils m'ont vachement gêné, les avions (j'entendais le Concorde de 11h20 même du haut de la tour de la Place des Fêtes où je travaillais le plus souvent).

Critiques d'Espaces. Au sujet des seins des femmes, vous dites : « On peut voir une confirmation de l'importance première du rôle des deux seins dans la psychogenèse de l'enfant (après la période de l'objet transitionnel abondamment décrite dans la théorie winnicottienne) dans le succès mondial du personnage de Mickey Mouse (oreilles = seins). »
Puis « On peut penser de façon plus ethnopsychanalytique que la différence entre des cultures où l'on aime bien les seins et celles qui préfèrent les éviter va plus ou moins de pair avec celle entre les "sociétés chaudes" et "froides" dont parle Lévi-Strauss : ces dernières avaient organisé la "réalité" de façon si répétitivement rassurante qu'elle fonctionnait comme sein-monde ».
Critiques d'Espaces : Indépendamment de notre taille de notre corpulence deux organes externes varient de par leurs tailles; le sexe de l'Homme et les seins de la femme. Curieusement si l'Habit à caché le sexe des hommes, ( Il est impossible aujourd'hui de deviner dans la rue la taille du sexe d'un homme), à l'inverse, la mode, la haute couture ne cesse de valoriser les seins des femmes. Soit en les montrant; décolleté, (matière transparente), en les rehaussant, (Wonderbra), en valorisant le gabarit de la poitrine des femmes. Bref n'est ce pas avant tout identitaire ? Les implants mammaires répondent à une demande, pas seulement une lubie d'une industrie de la chirurgie esthétique. La volonté farouche d'affirmer une identité, une fierté de son statut de femme, une volonté de « visibilité » ? Pour preuve personne n'a encore inventé de slip « Wonderbra » pour homme ?

Manuel Periáñez : Mais si, mais si, au Moyen Âge la mode que les femmes avaient imposé aux hommes était de se parader avec des braguettes richement ornementées et très très voyantes, abritant des services trois pièces éventuellement rehaussés en volume Il a fallu attendre Elvis Presley et ses jeans moulants pour retrouver un peu ça. Au XIXe siècle, la princesse nymphomane Pauline Bonaparte, voyant passer les nouvelles unités de l'armée appelées « zouaves », s'exclama : « Ils sont très beaux, mais avec ces pantalons bouffants on ne peut plus savoir ce qu'ils pensent ». En voilà une au moins dont la pensée m'est totalement accessible, contrairement à la plupart des philosophes qui me font donner raison à Breton, lorsqu'il tonnait : « un philosophe que je ne comprends pas est un salaud ! ».

 

« Ils sont très beaux, mais avec ces pantalons bouffants on ne peut plus savoir ce qu'ils pensent » ( Pauline Bonaparte )

Mais votre perspicacité inconsciente d'architecte (donc, spécialiste du visuel, cette dimension que les philosophes et les psy tiennent pour négligeable) vous a fait là pointer le mouvement psychique de sublimation du pulsionnel vers la civilisation, mouvement qui a fait déplacer le siège du Beau des organes sexuels eux-mêmes (comme chez les singes), vers le visage, avec à mon avis, une halte importante au niveau des seins des femmes (Freud le notait déjà : les caractères sexuels secondaires (seins, moustaches) se voient attribuer la beauté, déniée aux organes sexuels proprement dits).
Quant au Wonderbra (qui date des années 30 !), il m'intéresse à cause de l'aveuglement et le vertige que provoque la vue d'un profond décolleté sur certaines personnes (pas seulement les hommes), et à cause de la résurgence régulière à chaque génération de cet artifice éthologique de séduction Je n'ai pas fini (pour le coup) d'y penser. Avez-vous remarqué que la puissance des modes est telle que non seulement elle présente le corps des femmes à toutes les sauces, mais qu'elle parvient même à le modeler au plan anatomique ? Ce n'est pas prouvé scientifiquement, mais je le soupçonne sérieusement. Il n'y a pas longtemps, aux années 20, la mode décida que c'en était fini des femmes plantureuses et que désormais elles seraient garçonnes, et plates, et souvent elles le furent réellement. Retour massif des seins aux années 50 ! Cette alternance permit à Billy Wilder le tour de force de faire dire à Marilyn Monroe, dans Some like it hot : « comme j'aimerais être comme toi, avoir une poitrine merveilleusement plate ! » (à l'adresse de Tony Curtiss, travesti en femme contrebassiste hommasse).
Côté identité, je pense que les seins, de par leur fonction « marsupiale » (cf. le texte de 1986 et suivants sur mon site), appartiennent autant à l'individu femme qu'à la société ; cela provoque de laborieuses négociations inconscientes à la puberté, pour savoir quels seins avoir et comment les porter, au regard de qui, dans l'espace et dans la vie : un problème d'architecture, finalement !
Dans la littérature ethnologique, on trouve parfois des sociétés où les seins sont même totalement socialisés : un amant Mohave commettrait l'inceste s'il touchait les seins de sa partenaire, propriété des bébés : la femme ne peut disposer de ses seins que selon les règles de sa culture. En France, on l'ignore assez, les seins des femmes appartiennent juridiquement à l'État (DASS) : aucune femme n'a le droit d'allaiter avant que la DASS ait analysé la composition de son lait.

 

« En France, on l'ignore assez, les seins des femmes appartiennent juridiquement à l'État (DASS) : aucune femme n'a le droit d'allaiter avant que la DASS ait analysé la composition de son lait. »

Au sujet des implants mammaires, je détestais cette falsification avant d'écouter à la télévision les arguments de la dénommée Lolo Ferrari. Je la trouve pathétique, cette femme de BD outrancière qui s'est re-engendrée elle même à coups de chirurgie esthétique, à l'évidence contre l'architecture du corps que ses origines lui avaient imposé (comme à nous tous). Or, j'ai été assez dérangé dans mes convictions en l'écoutant, car elle parle ! J'étais bien curieux d'entendre comment quelqu'un peut justifier un parti architectural pour son corps de femme comprenant un tour de poitrine de plus de deux mètres ! (vous me direz qu'il y en a — Nouvel — qui font des auvents de 70m). Elle expliqua que pour elle, qui souffrait d'une très grande insécurité, ses seins sont une sorte de bouclier derrière lesquels elle s'abrite pour sortir dehors, avancer dans la rue, etc. : or, c'est exactement une des idées que j'avais avancées en 1986 dans mon article sur les seins, l'idée des seins-rostre des femmes (idée qui horripila un certain nombre de psy, parfois renommés). Lolo Ferrari était pourtant la dernière personne dont j'attendais du renfort…

Critiques d'Espaces: En quoi un psychanalyste peut-il éclairer la direction de l'Urbanisme et de l'architecture ? le problème de notre société ne tient-il pas dans un non-dit ? une volonté politique s'interdisant de dire la vérité de la donne économique ? L'État ne souffre t-il pas de Schizophrénie ?

Manuel Periáñez : Je n'éclaire pas du tout la DA et autres instances officielles ! On me reproche assez mon penchant pour la complexité et pour cette chose passée de mode, la psychanalyse : je montre en effet assez régulièrement aux commanditaires d'études et de recherches (quand je gagne un appel d'offres, environ une fois sur 3 ou 5), combien le problème qu'ils posent est, en définitive, posé en termes simplistes, et combien plus complexe il devient si l'on prend en compte quelques unes des principales dimensions humaines peu quantifiables qu'à l'évidence il implique Je les plonge donc plutôt dans les ténèbres, bien sûr pour mieux rebondir vers la lumière (éventuelle), mais cela n'est pas toujours compris. D'où la tendance croissante des technocrates, depuis vingt ans, à fuir les irréductibles des sciences humaines, et leur repli vers les très commodes et économiques « sondages », et surtout la création de « sciences humaines de l'ingénieur », comme je les appelle, c'est à dire des avatars des sciences humaines inféodés aux intérêts technocratiques. Castoriadis a tout dit là-dessus, je vous recommande son dernier livre La montée de l'insignifiance, dans lequel il avoue, entre autres, ne plus comprendre l'architecture actuelle.
Je ne sais pas de quoi souffre l'État, sans doute davantage de parano que de schizo, en tous cas d'une dégénérescence quasi soviétique de la quantité et qualité des petits fonctionnaires, et des murs de la Nomenklatura française de la haute administration : voir Pierre Bourdieu, La noblesse d'État.

Critiques d'Espaces: Comment percevez-vous l'Internet en France ? et l' attitude des pouvoirs publics de vouloir réinventer les mots (mail devenant mèl, mailing-list liste de diffusion) n'est ce pas une manière de recréer par le langage des frontières à un outil dont le sens est d'être universel ? Refuser ce qui a été fait avant vous par d'autres en imposant sa logique inventée pour l'occasion, n'est-ce pas un avatar du colonialisme ?

Manuel Periáñez : Je perçois mal l'Internet en France car je ne le connais pas ailleurs, mais quantitativement nous sommes à la traîne ! En partie, sans doute parce qu'auparavant nous étions les premiers pour le Minitel, mais plus gravement peut-être par peur de la Liberté : Sartre est bien mort !
La discussion sur les emprunts du français aux autres langues est en effet souvent ridicule, d'autant plus que la proportion de mots français dans l'anglais courant est plus forte que l'inverse. « Boulevard » vient du hollandais bolwerk, « bistro » vient du russe, « libéral » vient de l'espagnol, etc., etc.
Refuser ce que les autres ont crée avant vous pour ensuite s'imaginer se l'approprier en le renommant autrement est une stratégie narcissique chère à l'enfant de cinq ans environ, donc, de l'infantilisme chez quiconque a dépassé cet âge (bien passionnant, au demeurant). Si le colonialisme dont vous parlez se résume ici, chez une ancienne puissance coloniale, à tenir à son tour pour colonialistes les succès chez elle d'innovations venues d'autres cultures, c'est une attitude qui me semble proche du fondamentalisme. Et, d'ailleurs, les États-Unis sont-ils vraiment une autre culture ? La culture américaine est elle-même beaucoup plus riche que la caricature qu'en fait la mondialisation, dont elle est dès lors autant victime que les cultures européennes !
Ce que je crois comprendre, c'est que le langage dominant sur Internet devient un dialecte international sur base de très mauvais anglais. Mais chez les anglophones, on ne crie pas tous les jours à l'assassinat de Shakespeare quand on bâcle des pages dans un vague sabir plus ou moins anglo-saxon. Le plus drôle c'est que tout le monde le comprend sans problèmes : ce qui fait peur et envie, c'est peut-être cette tranquille acceptation des américains d'une inter-altération comme prix culturel de la mondialisation, qui ferait que celle-ci ne serait pas une américanisation, mais la simple adoption spontanée d'un consensus sur un code de communication : nous n'en sommes vraiment pas là, alors que eux, l'inter-altération des melting-pots, ils sont tombés dedans tout-petits !

Critiques d'Espaces: Enfin il est demandé à chaque interviewé de citer un lieu parisien ( ce peut être un espace, un instant, une perspective ) particulièrement apprécié ?

Manuel Periáñez : J'en ai beaucoup, mais celui auquel je pense en cet instant, sans doute parce que je m'apprête à y aller, c'est quand je prends ma superbe Ford Taunus 1978 pour descendre sur Paris, et que j'oublie tous les soucis en cours en voyant, du haut de la rue de Ménilmontant à la hauteur de la rue des Pyrénées, la perspective sur Paris cadrée par les deux côtés de la rue : elle vise, en plein, le Centre Pompidou, multicolore, ludique, gai, où j'ai passé de très belles heures (dans sa bibliothèque en self-service) et auquel je pardonne du coup tous ses nombreux défauts.


Paris / Propos recueillis par mail le 25 mai 1999

 

 
 

 


  accueil

_publications

_textes en ligne

_liens

_